» En 1813, M. de Lessay, veuf depuis de longues années, épousa, à l’âge de cinquante-cinq ans environ, une très jeune femme qu’il employa à dessiner des cartes géographiques, et qui lui donna une fille et mourut en couches. Ma mère l’avait soignée dans sa courte maladie; elle veilla à ce que l’enfant ne manquât de rien. Cette enfant se nommait Clémentine.
» De cette mort et de cette naissance datent les relations de ma famille avec M. de Lessay. Comme je sortais alors de la première enfance, je m’obscurcis et m’épaissis; je perdis le don charmant de voir et de sentir, et les choses ne me causèrent plus ces surprises délicieuses qui font l’enchantement de l’âge le plus tendre. Aussi ne me reste-t-il plus aucun souvenir des temps qui suivirent la naissance de Clémentine; je sais seulement qu’à peu de mois d’intervalle j’éprouvai un malheur dont la pensée me serre encore le cœur. Je perdis ma mère. Un grand silence, un grand froid et une grande ombre enveloppèrent subitement la maison.
» Je tombai dans une sorte d’engourdissement. Mon père m’envoya au lycée, et j’eus bien de la peine à sortir de ma torpeur.
» Je n’étais pourtant pas tout à fait un imbécile, et mes professeurs m’apprirent à peu près tout ce qu’ils voulurent, c’est-à-dire un peu de grec et de latin. Je n’eus commerce qu’avec les Anciens. J’appris à estimer Miltiade et à admirer Thémistocle. Quintus Fabius me devint familier, autant du moins que la familiarité m’était possible avec un si grand consul. Fier de ces hautes relations, je n’abaissai plus les yeux sur la petite Clémentine et sur son vieux père, qui d’ailleurs partirent un jour pour la Normandie sans que je daignasse m’inquiéter de leur retour.
» Ils revinrent pourtant, madame, ils revinrent! Influences du ciel, énergies de la nature, puissances mystérieuses qui répandez sur les hommes le don d’aimer, vous savez si j’ai revu Clémentine! Ils entrèrent dans notre triste demeure. M. de Lessay ne portait plus perruque. Chauve, avec des mèches grises sur ses tempes rouges, il annonçait une robuste vieillesse. Mais cette divine créature que je voyais resplendir à son bras et dont la présence illuminait le vieux salon fané, ce n’était donc pas une apparition, c’était donc Clémentine! Je le dis en vérité: ses yeux bleus, ses yeux de pervenche me parurent une chose surnaturelle, et encore aujourd’hui je ne puis m’imaginer que ces deux joyaux animés aient subi les fatigues de la vie et la corruption de la mort.
» Elle se troubla un peu en saluant mon père, qu’elle ne connaissait pas. Son teint était légèrement rosé et sa bouche entrouverte souriait de ce sourire qui fait songer à l’infini, sans doute parce qu’il ne trahit aucune pensée précise et qu’il n’exprime que la joie de vivre et le bonheur d’être belle. Son visage brillait sous une capote rose comme un bijou dans un écrin ouvert; elle portait une écharpe de cachemire sur une robe de mousseline blanche froncée à la taille et qui laissait passer le bout d’une bottine mordorée… Ne vous moquez point, chère madame; c’était la mode alors, et je ne sais si les nouvelles ont autant de simplicité, de fraîcheur et de grâce décente.
» M. de Lessay nous dit qu’ayant entrepris la publication d’un atlas historique, il revenait habiter Paris et s’arrangerait avec plaisir de son ancien appartement, s’il était vacant. Mon père demanda à mademoiselle de Lessay si elle était heureuse de venir dans la capitale. Elle l’était, car son sourire s’épanouit. Elle souriait aux fenêtres ouvertes sur le jardin vert et lumineux; elle souriait au Marius de bronze assis dans les ruines de Carthage sur le cadran de la pendule; elle souriait aux vieux fauteuils de velours jaune et au pauvre étudiant qui n’osait lever les yeux sur elle. À compter de ce jour, comme je l’aimai!
» Mais nous voici arrivés rue de Sèvres et bientôt nous verrons vos fenêtres. Je suis un bien mauvais conteur et, si je m’avisais par impossible de composer un roman, je n’y réussirais guère. J’ai préparé longuement un récit que je vais vous faire en quelques mots; car il y a une certaine délicatesse, une certaine grâce de l’âme qu’un vieillard blesserait en s’étendant avec complaisance sur les sentiments de l’amour même le plus pur. Faisons quelques pas sur ce boulevard bordé de couvents, et mon récit tiendra aisément dans l’espace qui nous sépare du petit clocher que vous voyez là-bas.
» M. de Lessay, apprenant que je sortais de l’École des chartes, me jugea digne de collaborer à son atlas historique. Il s’agissait de déterminer sur une suite de cartes ce que le vieillard philosophe nommait les vicissitudes des empires depuis Noé jusqu’à Charlemagne. M. de Lessay avait emmagasiné dans sa tête toutes les erreurs du XVIIIe siècle en matière d’antiquités. J’étais, en histoire, de l’école des novateurs et dans un âge où l’on ne sait guère feindre. La façon dont le vieillard comprenait ou plutôt ne comprenait pas les temps barbares, son obstination à voir dans la haute antiquité des princes ambitieux, des prélats hypocrites et cupides, des citoyens vertueux, des poètes philosophes et autres personnages qui n’ont jamais existé que dans les romans de Marmontel, me rendait horriblement malheureux et m’inspira d’abord toutes sortes d’objections fort rationnelles sans doute, mais parfaitement inutiles et quelquefois dangereuses. M. de Lessay était bien irascible et Clémentine était bien belle. Entre elle et lui, je passais des heures de tortures et de délices. J’aimais; je fus lâche, et lui accordai bientôt tout ce qu’il exigea sur la figure historique et politique que cette terre, qui plus tard devait porter Clémentine, affectait aux époques d’Abraham, de Menès et de Deucalion.
» À mesure que nous dressions nos cartes, mademoiselle de Lessay les lavait à l’aquarelle. Penchée sur la table, elle tenait le pinceau à deux doigts; une ombre lui descendait des paupières sur les joues et baignait ses yeux mi-clos d’une ombre charmante. Parfois elle levait la tête et je voyais sa bouche entrouverte. Il y avait tant d’expression dans sa beauté qu’elle ne pouvait respirer sans avoir l’air de soupirer, et ses attitudes les plus ordinaires me plongeaient dans une rêverie profonde. En la contemplant, je convenais avec M. de Lessay que Jupiter avait régné despotiquement sur les régions montueuses de la Thessalie et qu’Orphée fut imprudent en confiant au clergé l’enseignement de la philosophie. Je ne sais pas encore aujourd’hui si j’étais un lâche ou un héros quand j’accordais cela à l’entêté vieillard.