Выбрать главу

Cette parole d’adolescent est trop légère pour peser sur la conscience d’un vieillard. Puissé-je n’avoir lancé dans la bataille de la vie que des traits aussi innocents! Mais je me demande aujourd’hui si, dans mon existence, je n’ai pas fait, sans m’en douter, quelque chose d’aussi ridicule que le tableau chronologique des amants d’Hélène. Le progrès des sciences rend inutiles les ouvrages qui ont le plus aidé à ce progrès. Comme ces ouvrages ne servent plus à grand-chose, la jeunesse croit de bonne foi qu’ils n’ont jamais servi à rien; elle les méprise et, pour peu qu’il s’y trouve quelque idée trop surannée, elle en rit. Voilà comment, à vingt ans, je m’amusai de M. Petit-Radel et de son tableau de chronologie galante; voilà comment hier, au Luxembourg, mon jeune et irrévérencieux ami…

Rentre en toi-même, Octave, et cesse de te plaindre.

Quoi! tu veux qu’on t’épargne et n’as rien épargné.

6 juin.

C’était le premier jeudi de juin. Je fermai mes livres et pris congé du saint abbé Droctovée, qui, jouissant de la béatitude céleste, n’est pas bien pressé, je pense, de voir son nom et ses travaux glorifiés, sur cette terre, dans une humble compilation sortie de mes mains. Le dirai-je? Ce pied de mauve que je vis l’autre semaine visité par une abeille m’occupe plus que tous les vieux abbés crossés et mitrés. Et tantôt encore, ma gouvernante me surprit à la fenêtre de la cuisine examinant à la loupe des fleurs de giroflée. Il y a dans un livre de Sprengel que j’ai lu dans ma première jeunesse, alors que je lisais tout, quelques idées sur les amours des fleurs qui me reviennent à l’esprit après un demi-siècle d’oubli et qui, aujourd’hui, m’intéressent à ce point que je regrette de n’avoir pas consacré les humbles facultés de mon âme à l’étude des insectes et des plantes.

C’était en cherchant ma cravate que je faisais ces réflexions. Mais, ayant fouillé inutilement un très grand nombre de tiroirs, j’eus recours à ma gouvernante. Thérèse vint clopin-clopant:

– Monsieur, me dit-elle, il fallait me dire que vous sortiez et je vous aurais donné votre cravate.

– Mais, Thérèse, répondis-je, ne serait-il pas meilleur de la placer dans un endroit où je pusse la trouver sans votre aide?

Thérèse ne daigna pas me répondre.

Thérèse ne me laisse plus la disposition de rien. Je ne puis avoir un mouchoir sans le lui demander, et, comme elle est sourde, impotente et que, de plus, elle perd tout à fait la mémoire, je languis dans un perpétuel dénuement. Cependant elle jouit avec un si tranquille orgueil de son autorité domestique, que je ne me sens pas le courage de tenter un coup d’État contre le gouvernement de mes armoires.

– Ma cravate, Thérèse! m’entendez-vous? ma cravate! ou, si vous me désespérez par de nouvelles lenteurs, ce n’est pas une cravate qu’il me faudra, c’est une corde pour me pendre.

– Vous êtes donc bien pressé, monsieur, me répond Thérèse. Votre cravate n’est pas perdue. Rien ne se perd ici, car j’ai soin de tout. Mais laissez-moi au moins le temps de la trouver.

» Voilà pourtant, pensai-je, voilà le résultat d’un demi-siècle de dévouement. Ah! si, par bonheur, cette inexorable Thérèse avait, une fois, une seule fois dans sa vie, manqué à ses devoirs de servante, si elle s’était trouvée une minute en faute, elle n’aurait pas pris sur moi cet empire inflexible et j’oserais du moins lui résister. Mais résiste-t-on à la vertu? Les gens qui n’eurent point de faiblesses sont terribles; on n’a point de prise sur eux. Voyez plutôt Thérèse: pas un vice par où la prendre. Elle ne doute ni d’elle, ni de Dieu, ni du monde. C’est la femme forte, c’est la vierge sage de l’Écriture et, si les hommes l’ignorent, je la connais. Elle apparaît dans mon âme tenant à la main une lampe, une humble lampe de ménage qui brille sous les solives d’un toit rustique et qui ne s’éteindra jamais au bout de ce bras maigre, tors et fort comme un sarment.»

– Thérèse, ma cravate! Ne savez-vous pas, malheureuse, que c’est aujourd’hui le premier jeudi de juin et que mademoiselle Jeanne m’attend? La maîtresse du pensionnat a dû faire cirer à point le plancher du parloir; je suis sûr qu’on s’y mire à l’heure qu’il est, et ce sera une distraction pour moi, quand je m’y romprai les os, ce qui ne peut tarder, d’y voir comme dans une glace ma triste figure. Prenant alors pour modèle l’aimable et admirable héros dont l’image est ciselée sur la canne de l’oncle Victor, je m’efforcerai de montrer un visage riant et une âme constante. Voyez ce beau soleil. Les quais en sont tout dorés et la Seine sourit par d’innombrables petites rides étincelantes. La ville est d’or; une poussière blonde flotte sur ses beaux contours comme une chevelure… Thérèse, ma cravate!… Ah! je comprends aujourd’hui le bonhomme Chrysale, qui serrait ses rabats dans un gros Plutarque. À son exemple, je mettrai désormais toutes mes cravates entre les feuillets des Acta sanctorum.

Thérèse me laissait dire et cherchait en silence. J’entendis qu’on sonnait doucement à la porte.

– Thérèse, dis-je, on sonne. Donnez-moi ma cravate et allez ouvrir; ou bien allez ouvrir et, avec l’aide du ciel, vous me donnerez ensuite ma cravate. Mais ne restez pas ainsi, je vous en prie, entre ma commode et notre porte, comme une haquenée, si j’ose dire, entre deux selles.

Thérèse marcha vers la porte comme à l’ennemi. Mon excellente gouvernante est devenue très inhospitalière. L’étranger lui est suspect. À l’entendre, cette disposition procède d’une longue expérience des hommes. Je n’eus pas le temps de considérer si la même expérience faite par un autre expérimentateur donnerait le même résultat. Maître Mouche m’attendait dans mon cabinet.

Maître Mouche est encore plus jaune que je n’avais cru. Il a des lunettes bleues, et ses prunelles trottent dessous, comme des souris derrière un paravent.

Maître Mouche s’excuse d’être venu me déranger dans un moment… Il ne caractérise pas ce moment, mais je pense qu’il veut dire un moment où je n’ai pas de cravate. Ce n’est pas de ma faute, comme vous savez. Maître Mouche, qui n’en sait rien, n’en paraît d’ailleurs nullement offensé. Il craint seulement d’être importun. Je le rassure à demi. Il me dit que c’est comme tuteur de mademoiselle Alexandre qu’il est venu causer avec moi. Tout d’abord il m’invite à ne tenir aucun compte des restrictions qu’il a cru devoir apporter primitivement à l’autorisation à nous accordée de voir mademoiselle Jeanne dans son pensionnat. Désormais l’établissement de mademoiselle Préfère me serait ouvert tous les jours de midi à quatre heures. Sachant l’intérêt que je porte à cette jeune fille, il croit de son devoir de me renseigner sur la personne à laquelle il a confié sa pupille. Mademoiselle Préfère, qu’il connaît depuis longtemps, est en possession de toute sa confiance. Mademoiselle Préfère est, selon lui, une personne éclairée, de bon conseil et de bonnes mœurs.

– Mademoiselle Préfère, me dit-il, a des principes; et c’est chose rare, monsieur, par le temps qui court. Tout est bien changé actuellement, et cette époque ne vaut pas les précédentes.