La Légende dorée est par elle-même un vaste et gracieux ouvrage. Jacques de Voragine, définiteur de l’ordre de Saint-Dominique et archevêque de Gênes, assembla au XIIIe siècle les traditions relatives aux saints de la catholicité, et il en forma un recueil d’une telle richesse qu’on s’écria dans les monastères et dans les châteaux: «C’est la légende dorée!» La Légende dorée est surtout opulente en hagiographie italienne. Les Gaules, les Allemagnes, l’Angleterre y ont peu de place. Voragine n’aperçoit qu’à travers une froide brume les plus grands saints de l’Occident. Aussi les traducteurs aquitains, germains et saxons de ce bon légendaire prirent-ils le soin d’ajouter à son récit les vies de leurs saints nationaux.
J’ai lu et collationné bien des manuscrits de la Légende dorée. Je connais ceux que décrit mon savant collègue M. Paulin Paris, dans son beau catalogue des manuscrits de la bibliothèque du roi. Il y en a deux notamment qui ont fixé mon attention. L’un est du XIVe siècle et contient une traduction de Jean Belet; l’autre, plus jeune d’un siècle, renferme la version de Jacques Vignay. Ils proviennent tous deux du fonds Colbert et furent placés sur les tablettes de cette glorieuse Colbertine par les soins du bibliothécaire Baluze, dont je ne puis prononcer le nom sans ôter mon bonnet, car, dans le siècle des géants de l’érudition, Baluze étonne par sa grandeur. Je connais un très curieux codex du fonds Bigot; je connais soixante-quatorze éditions imprimées, à commencer par leur vénérable aïeule à toutes, la gothique de Strasbourg, qui fut commencée en 1471, et terminée en 1475. Mais aucun de ces manuscrits, aucune de ces éditions ne contient les légendes des saints Ferréol, Ferrution, Germain, Vincent et Droctovée, aucun ne porte le nom de Jean Toutmouillé, aucun enfin ne sort de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés. Ils sont tous au manuscrit décrit par M. Thompson ce que la paille est à l’or. Je voyais de mes yeux, je touchais du doigt un témoignage irrécusable de l’existence de ce document. Mais le document lui-même, qu’était-il devenu? Sir Thomas Raleigh était allé finir sa vie sur les bords du lac de Côme où il avait emporté une partie de ses nobles richesses. Où donc s’en étaient-elles allées, après la mort de cet élégant curieux? Où donc s’en était allé le manuscrit de Jean Toutmouillé?
– Pourquoi, me dis-je, pourquoi ai-je appris que ce précieux livre existe, si je dois ne le posséder, ne le voir jamais? J’irais le chercher au cœur brûlant de l’Afrique ou dans les glaces du pôle si je savais qu’il y fût. Mais je ne sais où il est. Je ne sais s’il est gardé dans une armoire de fer, sous une triple serrure, par un jaloux bibliomane; je ne sais s’il moisit dans le grenier d’un ignorant. Je frémis à la pensée que, peut-être, ses feuillets arrachés couvrent les pots de cornichons de quelque ménagère.
30 août 1862.
Une lourde chaleur ralentissait mes pas. Je rasais les murs des quais du nord, et, dans l’ombre tiède, les boutiques de vieux livres, d’estampes et de meubles anciens amusaient mes yeux et parlaient à mon esprit. Bouquinant et flânant, je goûtais au passage quelques vers haut sonnants d’un poète de la Pléiade, je lorgnais une élégante mascarade de Watteau; je tâtais de l’œil une épée à deux mains, un gorgerin d’acier, un morion. Quel casque épais et quelle lourde cuirasse, seigneur! Vêtement de géant? Non, carapace d’insecte. Les hommes d’alors étaient cuirassés comme des hannetons; leur faiblesse était en dedans. Tout au contraire, notre force est intérieure, et notre âme armée habite un corps débile.
Voici le pastel d’une dame du vieux temps; la figure, effacée comme une ombre, sourit; et l’on voit une main gantée de mitaines à jour retenir sur des genoux de satin un bichon enrubanné. Cette image me remplit d’une tristesse charmante. Que ceux qui n’ont point dans leur âme un pastel à demi effacé se moquent de moi!
Comme les chevaux qui sentent l’écurie, je hâte le pas à l’approche de mon logis. Voici la ruche humaine où j’ai ma cellule pour y distiller le miel un peu âcre de l’érudition. Je gravis d’un pas lourd les degrés de mon escalier. Encore quelques marches et je suis à ma porte. Mais je devine, plutôt que je ne la vois, une robe qui descend avec un bruit de soie froissée. Je m’arrête et m’efface contre la rampe. La femme qui vient est en cheveux; elle est jeune, elle chante; ses yeux et ses dents brillent dans l’ombre, car elle rit de la bouche et du regard. C’est assurément une voisine et des plus familières. Elle tient dans ses bras un joli enfant, un petit garçon tout nu, comme un fils de déesse; il porte au cou une médaille attachée par une chaînette d’argent. Je le vois qui suce ses pouces et me regarde avec ses grands yeux ouverts sur ce vieil univers nouveau pour lui. La mère me regarde en même temps d’un air mystérieux et mutin; elle s’arrête, rougit à ce que je crois, et me tend la petite créature. Le bébé a un joli pli entre le poignet et le bras, un pli au cou; et de la tête aux pieds ce sont de jolies fossettes qui rient dans la chair rose.
La maman me le montre avec orgueiclass="underline"
– Monsieur, me dit-elle d’une voix mélodieuse, n’est-ce pas qu’il est bien joli, mon petit garçon?
Elle lui prend la main, la lui met sur la bouche, puis conduit vers moi les mignons doigts roses, en disant:
– Bébé, envoie un baiser au monsieur. Le monsieur est bon; il ne veut pas que les petits enfants aient froid. Envoie-lui un baiser.
Et, serrant le petit être dans ses bras, elle s’échappe avec l’agilité d’une chatte et s’enfonce dans un corridor qui, si j’en crois l’odeur, mène à une cuisine.
J’entre chez moi.
– Thérèse, qui peut donc être cette jeune mère que j’ai vue nu-tête dans l’escalier avec un joli petit garçon?
Et Thérèse me répond que c’est madame Coccoz.
Je regarde le plafond comme pour y chercher quelque lumière. Thérèse me rappelle le petit colporteur qui, l’an passé, m’apporta des almanachs pendant que sa femme accouchait.
– Et Coccoz? demandai-je.
Il me fut répondu que je ne le verrais plus. Le pauvre petit homme avait été mis en terre, à mon insu et à l’insu de bien d’autres personnes, peu de temps après l’heureuse délivrance de madame Coccoz. J’appris que sa veuve s’était consolée; je fis comme elle.
– Mais, Thérèse, demandai-je, madame Coccoz ne manque-t-elle de rien dans son grenier?
– Vous seriez une grande dupe, monsieur, me répondit ma gouvernante, si vous preniez souci de cette créature. On lui a donné congé du grenier, dont le toit est réparé. Mais elle y reste malgré le propriétaire, le gérant, le concierge et l’huissier. Je crois qu’elle les a ensorcelés tous. Elle sortira de son grenier, monsieur, quand il lui plaira, mais elle en sortira en carrosse. C’est moi qui vous le dis.
Thérèse réfléchit un moment; puis elle prononça cette sentence: