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– Témoin mon escalier, monsieur, répondis-je; il se laissait monter, il y a vingt-cinq ans, le plus aisément du monde, et maintenant il m’essouffle et me rompt les jambes dès les premières marches. Il s’est gâté. Il y a aussi les journaux, et les livres que jadis je dévorais sans peine au clair de la lune et qui aujourd’hui, par le plus beau soleil, se moquent de ma curiosité et ne me montrent que du blanc et du noir, quand je n’ai point de lunettes. La goutte me travaille les membres. C’est là encore une des malices du temps.

– Non seulement cela, monsieur, me répondit gravement maître Mouche; mais ce qu’il y a de réellement mauvais dans notre époque, c’est que personne n’est content de sa position. Il règne du haut en bas de la société, dans toutes les classes, un malaise, une inquiétude, une soif de bien-être.

– Mon Dieu! monsieur, répondis-je, croyez-vous que cette soif de bien-être soit un signe des temps? Les hommes n’ont eu à aucune époque l’appétit du malaise. Ils ont toujours cherché à améliorer leur état. Ce constant effort a produit de constantes révolutions. Il continue, voilà tout!

– Ah! monsieur, me répondit maître Mouche, on voit bien que vous vivez dans vos livres, loin des affaires! Vous ne voyez pas, comme moi, les conflits d’intérêts, les luttes d’argent. C’est du grand au petit la même effervescence. On se livre à une spéculation effrénée. Ce que je vois m’épouvante.

Je me demandais si maître Mouche n’était venu chez moi que pour m’exprimer sa misanthropie vertueuse; mais j’entendis des paroles plus consolantes sortir de ses lèvres. Maître Mouche me présentait Virginie Préfère comme une personne digne de respect, d’estime et de sympathie, pleine d’honneur, capable de dévouement, instruite, discrète, lisant bien à haute voix, pudique et sachant poser des vésicatoires. Je compris alors qu’il ne m’avait fait une peinture si sombre de la corruption universelle, qu’afin de faire mieux ressortir, par le contraste, les vertus de l’institutrice. J’appris que l’établissement de la rue Demours était bien achalandé, lucratif et en possession de l’estime publique. Maître Mouche, pour confirmer ses déclarations, étendit sa main gantée de laine noire. Puis il ajouta:

– Je suis à même, par ma profession, de connaître le monde. Un notaire est un peu un confesseur. J’ai cru de mon devoir, monsieur, de vous apporter ces bons renseignements au moment où un heureux hasard vous a mis en rapport avec mademoiselle Préfère. Je n’ai qu’un mot à ajouter: cette demoiselle, qui ignore absolument la démarche que je fais près de vous, m’a parlé l’autre jour de vous en termes profondément sympathiques. Je les affaiblirais en les répétant, et je ne pourrais d’ailleurs les redire sans trahir en quelque sorte la confiance de mademoiselle Préfère.

– Ne la trahissez pas, monsieur, répondis-je, ne la trahissez pas. À vous dire vrai, j’ignorais que mademoiselle Préfère me connût le moins du monde. Toutefois, puisque vous avez sur elle l’influence d’une ancienne amitié, je profiterai, monsieur, de vos bonnes dispositions à mon égard pour vous prier d’user de votre crédit auprès de votre amie en faveur de mademoiselle Jeanne Alexandre. Cette enfant, car c’est une enfant, est surchargée de travail. À la fois élève et maîtresse, elle se fatigue beaucoup. De plus, on lui fait trop sentir, je crains, sa pauvreté, et c’est une nature généreuse que les humiliations pousseraient à la révolte.

– Hélas! me répondit maître Mouche, il faut bien la préparer à la vie. On n’est pas sur la terre pour s’amuser et pour faire ses quatre cents volontés.

– On est sur la terre, répondis-je vivement, pour se plaire dans le beau et dans le bien et pour faire ses quatre cents volontés quand elles sont nobles, spirituelles et généreuses. Une éducation qui n’exerce pas les volontés est une éducation qui déprave les âmes. Il faut que l’instituteur enseigne à vouloir.

Je crus voir que maître Mouche m’estimait un pauvre homme. Il reprit avec beaucoup de calme et d’assurance:

– Songez, monsieur, que l’éducation des pauvres doit être faite avec beaucoup de circonspection et en vue de l’état de dépendance qu’ils doivent avoir dans la société. Vous ne savez peut-être pas que Noël Alexandre est mort insolvable, et que sa fille est élevée presque par charité.

– Oh! monsieur! m’écriai-je, ne le disons pas. Le dire, c’est se payer, et ce ne serait plus vrai.

– Le passif de la succession, poursuivit le notaire, excédait l’actif. Mais j’ai pris des arrangements avec les créanciers, dans l’intérêt de la mineure.

Il m’offrit de me donner des explications détaillées; je les refusai, étant incapable de comprendre les affaires en général et celles de maître Mouche en particulier. Le notaire s’appliqua de nouveau à justifier le système d’éducation de mademoiselle Préfère, et me dit, en manière de conclusion:

– On n’apprend pas en s’amusant.

– On n’apprend qu’en s’amusant, répondis-je. L’art d’enseigner n’est que l’art d’éveiller la curiosité des jeunes âmes pour la satisfaire ensuite, et la curiosité n’est vive et saine que dans les esprits heureux. Les connaissances qu’on entonne de force dans les intelligences les bouchent et les étouffent. Pour digérer le savoir, il faut l’avoir avalé avec appétit. Je connais Jeanne. Si cette enfant m’était confiée je ferais d’elle, non pas une savante, car je lui veux du bien, mais une enfant brillante d’intelligence et de vie et en laquelle toutes les belles choses de la nature et de l’art se refléteraient avec un doux éclat. Je la ferais vivre en sympathie avec les beaux paysages, avec les scènes idéales de la poésie et de l’histoire, avec la musique noblement émue. Je lui rendrais aimable tout ce que je voudrais lui faire aimer. Il n’est pas jusqu’aux travaux d’aiguille que je ne rehausserais pour elle par le choix des tissus, le goût des broderies et le style des guipures. Je lui donnerais un beau chien et un poney pour lui enseigner à gouverner des créatures; je lui donnerais des oiseaux à nourrir pour lui apprendre le prix d’une goutte d’eau et d’une miette de pain. Afin de lui créer une joie de plus, je voudrais qu’elle fût charitable avec allégresse. Et puisque la douleur est inévitable, puisque la vie est pleine de misères, je lui enseignerais cette sagesse chrétienne qui nous élève au-dessus de toutes les misères et donne une beauté à la douleur même. Voilà comment j’entends l’éducation d’une jeune fille!

– Je m’incline, répondit maître Mouche en joignant ses deux gants de laine noire.

Et il se leva.

– Vous entendez bien, lui dis-je en le reconduisant, que je ne prétends pas imposer à mademoiselle Préfère mon système d’éducation, qui est tout intime et parfaitement incompatible avec l’organisation des pensionnats les mieux tenus. Je vous supplie seulement de lui persuader de donner moins de travail et plus de récréation à Jeanne, de ne la point humilier et de lui accorder autant de liberté d’esprit et de corps qu’en comporte le règlement de l’institution.

C’est avec un sourire pâle et mystérieux que maître Mouche m’assura que mes observations seraient prises en bonne part et qu’on en tiendrait grand compte.

Là-dessus il me fit un petit salut et sortit, me laissant dans un certain état de trouble et de malaise. J’ai pratiqué dans ma vie des personnes de diverses sortes, mais aucune qui ressemble à ce notaire ou à cette institutrice.