6 juillet.
Maître Mouche m’ayant fort retardé par sa visite, je renonçai à aller voir Jeanne ce jour-là. Des devoirs professionnels m’occupèrent le reste de la semaine. Bien que dans l’âge du détachement, je tiens encore par mille liens au monde dans lequel j’ai vécu. Je préside des académies, des congrès, des sociétés. Je suis accablé de fonctions honorifiques; j’en remplis jusqu’à sept bien comptées dans un seul ministère. Les bureaux voudraient bien se débarrasser de moi, et je voudrais bien me débarrasser d’eux. Mais l’habitude est plus forte qu’eux et que moi, et je monte clopin-clopant les escaliers de l’État. Après moi, les vieux huissiers se montreront entre eux mon ombre errant dans les couloirs. Quand on est très vieux, il devient extrêmement difficile de disparaître. Il est pourtant temps, comme dit la chanson, de prendre ma retraite et de songer à faire une fin.
Une vieille marquise philosophe, amie d’Helvétius en son bel âge, et que je vis fort âgée chez mon père, reçut à sa dernière maladie la visite de son curé, qui voulut la préparer à mourir.
– Cela est-il si nécessaire? lui répondit-elle. Je vois tout le monde y réussir parfaitement du premier coup.
Mon père l’alla voir peu de temps après et la trouva fort mal.
– Bonsoir, mon ami, lui dit-elle, en lui serrant la main, je vais voir si Dieu gagne à être connu.
Voilà comment mouraient les belles amies des philosophes. Cette manière de finir n’est point, certes, d’une vulgaire impertinence, et des légèretés comme celles-là ne se trouvent pas dans la tête des sots. Mais elles me choquent. Ni mes craintes ni mes espérances ne s’arrangent d’un tel départ. Je voudrais au mien un peu de recueillement, et c’est pour cela qu’il faudra bien que je songe, d’ici à quelques années, à me rendre à moi-même, sans quoi je risquerais bien… Mais, chut! Que Celle qui passe ne se retourne pas en entendant son nom. Je puis bien encore soulever sans elle mon fagot.
J’ai trouvé Jeanne tout heureuse. Elle m’a conté que, jeudi dernier, après la visite de son tuteur, mademoiselle Préfère l’avait affranchie du règlement et allégée de divers travaux. Depuis ce bienheureux jeudi, elle se promène librement dans le jardin, qui ne manque que de fleurs et de feuilles; elle a même des facilités pour travailler à son malheureux petit saint Georges.
Elle me dit en souriant:
– Je sais bien que c’est à vous que je dois tout cela.
Je lui parlai d’autre chose, mais je remarquai qu’elle ne m’écoutait pas aussi bien qu’elle aurait voulu.
– Je vois que quelque idée vous occupe, lui dis-je; parlez-moi de cela, ou nous ne dirons rien qui vaille, ce qui ne serait digne ni de vous ni de moi.
Elle me répondit:
– Oh! je vous écoutais bien, monsieur; mais il est vrai que je pensais à quelque chose. Vous me pardonnerez, n’est-ce pas? Je pensais qu’il faut que mademoiselle Préfère vous aime beaucoup pour être devenue tout d’un coup si bonne avec moi.
Et elle me regarda d’un air à la fois souriant et effaré qui me fit rire.
– Cela vous étonne? dis-je.
– Beaucoup, me répondit-elle.
– Pourquoi, s’il vous plaît?
– Parce que je ne vois pas du tout de raisons pour que vous plaisiez à mademoiselle Préfère.
– Vous me croyez donc bien déplaisant, Jeanne?
– Oh! non, mais vraiment je ne vois aucune raison pour que vous plaisiez à mademoiselle Préfère. Et pourtant vous lui plaisez beaucoup, beaucoup. Elle m’a fait appeler et m’a posé toutes sortes de questions sur vous.
– En vérité?
– Oui, elle voulait connaître votre intérieur. C’est au point qu’elle m’a demandé l’âge de votre gouvernante!
– Eh bien! lui dis-je, qu’en pensez-vous?
Elle garda longtemps les yeux fixés sur le drap usé de ses bottines et elle semblait absorbée par une méditation profonde. Enfin, relevant la tête:
– Je me défie, dit-elle. Il est bien naturel, n’est-ce pas, qu’on soit inquiète de ce qu’on ne comprend pas? Je sais bien que je suis une étourdie, mais j’espère que vous ne m’en voulez pas.
– Non, certes, Jeanne, je ne vous en veux pas.
J’avoue que sa surprise me gagnait et je remuais dans ma vieille tête cette pensée de la jeune fille: on est inquiet de ce qu’on ne comprend pas.
Mais Jeanne reprit en souriant:
– Elle m’a demandé… devinez!… Elle m’a demandé si vous aimiez la bonne chère.
– Et comment avez-vous reçu, Jeanne, cette averse d’interrogations?
– J’ai répondu: «Je ne sais pas, mademoiselle.» Et mademoiselle m’a dit: «Vous êtes une petite sotte. Les moindres détails de la vie d’un homme supérieur doivent être remarqués. Sachez, mademoiselle, que M. Sylvestre Bonnard est une des gloires de la France.»
– Peste! m’écriai-je. Et qu’en pensez-vous, mademoiselle?
– Je pense que mademoiselle Préfère avait raison. Mais je ne tiens pas… (c’est mal, ce que je vais vous dire) je ne tiens pas du tout à ce que mademoiselle Préfère ait raison en quoi que ce soit.
– Eh bien! soyez satisfaite, Jeanne: mademoiselle Préfère n’avait pas raison.
– Si! si! elle avait bien raison. Mais je voulais aimer tous ceux qui vous aiment, tous sans exception, et je ne le peux plus, car il ne me sera jamais possible d’aimer mademoiselle Préfère.
– Jeanne, écoutez-moi, répondis-je gravement, mademoiselle Préfère est devenue bonne avec vous, soyez bonne avec elle.
Elle répliqua d’un ton sec:
– Il est très facile à mademoiselle Préfère d’être bonne avec moi; et il me serait très difficile d’être bonne avec elle.
C’est en donnant plus de gravité encore à mon langage que je repris:
– Mon enfant, l’autorité des maîtres est sacrée. Votre maîtresse de pension représente auprès de vous la mère que vous avez perdue.
À peine avais-je dit cette solennelle bêtise que je m’en repentis cruellement. L’enfant pâlit, ses yeux se gonflèrent.
– Oh! monsieur! s’écria-t-elle, comment pouvez-vous dire une chose pareille, vous?
Oui, comment, avais-je pu dire cette chose?
Elle répétait:
– Maman! ma chère maman! ma pauvre maman!
Le hasard m’empêcha d’être sot jusqu’au bout. Je ne sais comment il se fit que j’eus l’air de pleurer. On ne pleure plus à mon âge. Il faut qu’une toux maligne m’ait tiré des larmes des yeux. Enfin, c’était à s’y tromper. Jeanne s’y trompa. Oh! quel pur, quel radieux sourire brilla alors sous ses beaux cils mouillés comme du soleil dans les branches après une pluie d’été! Nous nous prîmes les mains, et nous restâmes longtemps sans nous rien dire, heureux.
– Mon enfant, dis-je enfin, je suis très vieux, et bien des secrets de la vie, que vous découvrirez peu à peu, me sont révélés. Croyez-moi: l’avenir est fait du passé. Tout ce que vous ferez pour bien vivre ici, sans haine et sans amertume, vous servira à vivre un jour en paix et en joie dans votre maison. Soyez douce et sachez souffrir. Quand on souffre bien on souffre moins. S’il vous arrive un jour d’avoir un vrai sujet de plainte, je serai là pour vous entendre. Si vous êtes offensée, madame de Gabry et moi, nous le serons avec vous.