– Tenez, lui dis-je; amusez-vous à feuilleter ce livre, qui ne peut manquer de vous plaire, car il contient de belles gravures.
Et j’ouvris devant elle le recueil des costumes de Vecellio; non pas, s’il vous plaît, la banale copie maigrement exécutée par des artistes modernes, mais bien un magnifique et vénérable exemplaire de l’édition princeps, laquelle est noble à l’égal des nobles dames qui figurent sur ses feuillets jaunis et embellis par le temps.
En feuilletant les gravures avec une naïve curiosité, Jeanne me dit:
– Nous parlions de promenade, mais c’est un voyage que vous me faites faire. Un grand voyage.
– Eh bien! mademoiselle, lui dis-je, il faut s’arranger commodément pour voyager. Vous êtes assise sur un coin de votre chaise que vous faites tenir sur un seul pied, et le Vecellio doit vous fatiguer les genoux… Asseyez-vous pour de bon, mettez votre chaise d’aplomb et posez votre livre sur la table.
Elle m’obéit en souriant et me dit:
– Regardez, monsieur, le beau costume (C’était celui d’une dogaresse). Que c’est noble et quelles magnifiques idées cela donne! C’est pourtant beau, le luxe!
– Il ne faut pas exprimer de semblables pensées, mademoiselle, dit la maîtresse de pension, en levant de dessus son ouvrage un petit nez imparfait.
– C’est bien innocent, répondis-je. Il y a des âmes de luxe qui ont le goût inné de la magnificence.
Le petit nez imparfait se rabattit aussitôt.
– Mademoiselle Préfère aime le luxe aussi, dit Jeanne; elle découpe des transparents de papier pour les lampes. C’est du luxe économique, mais c’est du luxe tout de même.
Retournés à Venise, nous faisions la connaissance d’une patricienne vêtue d’une dalmatique brodée, quand j’entendis la sonnette. Je crus que c’était quelque patronnet avec sa manne, mais la porte de la cité des livres s’ouvrit et… Tu souhaitais tout à l’heure, vieux Sylvestre Bonnard, que d’autres yeux que des yeux lunettés et desséchés vissent ta protégée dans sa grâce; tes souhaits sont comblés de la façon la plus inattendue. Et comme à l’imprudent Thésée, une voix te dit:
La porte de la cité des livres s’ouvrit et un beau jeune homme parut, introduit par Thérèse. Cette vieille âme simple ne sait qu’ouvrir ou fermer la porte aux gens; elle n’entend rien aux finesses de l’antichambre et du salon. Il n’est dans ses mœurs ni d’annoncer ni de faire attendre. Elle jette les gens sur le palier ou bien elle vous les pousse à la tête.
Voilà donc le beau jeune homme tout amené et je ne puis vraiment pas l’aller enfermer tout de suite, comme un animal dangereux, dans la pièce voisine. J’attends qu’il s’explique; il le fait sans embarras, mais il me semble qu’il a remarqué la jeune fille qui, penchée sur la table, feuillette le Vecellio. Je le regarde; ou je me trompe fort, ou je l’ai déjà vu quelque part. Il se nomme Gélis. C’est là un nom que j’ai entendu je ne sais où. En fait, M. Gélis (puisque Gélis il y a) est fort bien tourné. Il me dit qu’il est en troisième année à l’École des chartes, et qu’il prépare depuis quinze ou dix-huit mois sa thèse de sortie, dont le sujet est l’état des abbayes bénédictines en 1700. Il vient de lire mes travaux sur le Monasticon et il est persuadé qu’il ne peut mener sa thèse à bonne fin sans mes conseils, d’abord, et sans un certain manuscrit que j’ai en ma possession et qui n’est autre que le Registre des comptes de l’abbaye de Cîteaux de 1683 à 1704.
M’ayant édifié sur ces points, il me remet une lettre de recommandation signée du nom du plus illustre de mes confrères.
À la bonne heure, j’y suis: M. Gélis est tout uniment le jeune homme qui, l’an passé, m’a traité d’imbécile, sous les marronniers. Ayant déplié sa lettre d’introduction, je songe:
«Ah! ah! malheureux, tu es bien loin de soupçonner que je t’ai entendu et que je sais ce que tu penses de moi… ou du moins ce que tu pensais ce jour-là, car ces jeunes têtes sont si légères! Je te tiens, jeune imprudent! te voilà dans l’antre du lion et si soudainement, ma foi! que le vieux lion surpris ne sait que faire de sa proie. Mais toi, vieux lion, ne serais-tu pas un imbécile? si tu ne l’es pas, tu le fus. Tu fus un sot d’avoir écouté M. Gélis au pied de la statue de Marguerite de Valois, un double sot de l’avoir entendu, et un triple sot de n’avoir pas oublié ce qu’il eût mieux valu ne pas entendre.»
Ayant ainsi gourmandé le vieux lion, je l’exhortai à se montrer clément; il ne se fit pas trop tirer l’oreille et devint bientôt si gai qu’il se retint pour ne pas éclater en joyeux rugissements.
À la manière dont je lisais la lettre de mon collègue, je pouvais passer pour ne pas savoir mes lettres. Ce fut long, et M. Gélis aurait pu s’ennuyer, mais il regardait Jeanne et prenait son mal en patience. Jeanne tournait quelquefois la tête de notre côté. On ne peut rester immobile, n’est-ce pas? Mademoiselle Préfère arrangeait ses boucles, et sa poitrine se gonflait de petits soupirs. Il faut dire que j’ai été moi-même honoré souvent de ces petits soupirs.
– Monsieur, dis-je, en pliant la lettre, je suis heureux de pouvoir vous être utile. Vous vous occupez de recherches qui m’ont, pour ma part, bien vivement intéressé. J’ai fait ce que j’ai pu. Je sais comme vous – et mieux encore que vous – combien il reste à faire. Le manuscrit que vous me demandez est à votre disposition; vous pouvez l’emporter, mais il n’est pas des plus petits, et je crains…
– Ah! monsieur, me dit Gélis, les gros livres ne me font pas peur.
Je priai le jeune homme de m’attendre et j’allai dans un cabinet voisin chercher le registre, que je ne trouvai pas d’abord et que je désespérai même de trouver quand je reconnus, à des signes certains, que ma gouvernante avait mis de l’ordre dans le cabinet. Mais le registre était si grand et si gros que Thérèse n’était pas parvenue à le ranger assez complètement. Je le soulevai avec peine et j’eus la joie de le trouver pesant à souhait.
«Attends, mon garçon, me dis-je avec un sourire qui devait être très sarcastique, attends: je t’en vais accabler, il te rompra les bras, puis la cervelle. C’est la première vengeance de Sylvestre Bonnard. Nous aviserons ensuite.»
Quand je rentrai dans la cité des livres, j’entendis M. Gélis qui disait à Jeanne:
– Les Vénitiennes se trempaient les cheveux dans une teinture blonde. Elles avaient le blond de miel et le blond d’or. Mais il y a des cheveux dont la couleur naturelle est bien plus jolie que celle du miel et de l’or.
Et Jeanne répondait par son silence pensif et recueilli. Je devinai que ce coquin de Vecellio était de l’affaire et que, penchés sur le livre, ils avaient regardé ensemble la dogaresse et les patriciennes.
Je parus avec mon énorme bouquin, pensant que Gélis ferait la grimace. C’était la charge d’un commissionnaire et j’en avais les bras endoloris. Mais le jeune homme le souleva comme une plume et le mit sous son bras en souriant. Puis il me remercia avec cette brièveté que j’estime, me rappela qu’il avait besoin de mes conseils et, ayant pris jour pour un nouvel entretien, partit en nous saluant tous le plus aisément du monde.
Je dis:
– Il est gentil, ce garçon.