Jeanne tourna quelques feuillets du Vecellio et ne répondit pas.
Nous allâmes à Saint-Cloud.
Septembre. – Décembre.
Les visites au bonhomme se sont succédé avec une exactitude dont je suis profondément reconnaissant à mademoiselle Préfère, qui a fini par avoir un coin attitré dans la cité des livres. Elle dit maintenant: ma chaise, mon tabouret, mon casier. Son casier est une tablette dont elle a expulsé les poètes champenois pour loger son sac à ouvrage. Elle est bien aimable, et il faut que je sois un monstre pour ne pas l’aimer. Je la souffre dans toute la rigueur du mot. Mais que ne souffrirait-on pas pour Jeanne? Elle donne à la cité des livres un charme dont je goûte le souvenir quand elle est partie. Elle est peu instruite, mais si bien douée que, quand je veux lui montrer une belle chose, il se trouve que je ne l’avais jamais vue et que c’est elle qui me la fait voir. S’il m’a été jusqu’ici impossible de lui faire suivre mes idées, j’ai souvent pris plaisir à suivre le spirituel caprice des siennes.
Un homme plus sensé que moi songerait à la rendre utile. Mais n’est-il point utile dans la vie d’être aimable? Sans être jolie, elle charme. Charmer, cela sert autant, peut-être, que de ravauder des bas. D’ailleurs, je ne suis pas immortel, et elle ne sera sans doute pas encore très vieille quand mon notaire (qui n’est point maître Mouche) lui lira certain papier que j’ai signé tantôt.
Je n’entends pas qu’un autre que moi la pourvoie et la dote. Je ne suis pas moi-même bien riche, et l’héritage paternel ne s’est pas accru dans mes mains. On n’amasse pas des écus à compulser des vieux textes. Mais mes livres, au prix où se vend aujourd’hui cette noble denrée, valent quelque chose. Il y a sur cette tablette plusieurs poètes du XVIe siècle que des banquiers disputeraient à des princes. Et je crois que ces Heures de Simon Vostre ne passeraient point inaperçues à l’hôtel Silvestre, non plus que ces Preces piae à l’usage de la reine Claude. J’ai pris soin de réunir et de conserver tous ces exemplaires rares et curieux qui peuplent la cité des livres, et j’ai cru longtemps qu’ils étaient aussi nécessaires à ma vie que l’air et la lumière. Je les ai bien aimés, et aujourd’hui encore je ne puis m’empêcher de leur sourire et de les caresser. Ces maroquins sont si plaisants à l’œil et ces vélins si doux au toucher! Il n’est pas un seul de ces livres qui ne soit digne, par quelque mérite singulier, de l’estime d’un galant homme. Quel autre possesseur saura les priser comme il faut? Sais-je seulement si un nouveau propriétaire ne les laissera pas périr dans l’abandon, ou ne les mutilera pas par un caprice d’ignorant? Dans quelles mains tombera cet incomparable exemplaire de l’Histoire de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, aux marges duquel l’auteur lui-même, Dom Jacques Bouillard, mit de sa main des notes substantielles?… Maître Bonnard, tu es un vieux fou. Ta gouvernante, la pauvre créature, est aujourd’hui clouée dans son lit par un rhumatisme rigoureux. Jeanne doit venir avec son chaperon et, au lieu d’aviser à les recevoir, tu songes à mille sottises. Sylvestre Bonnard, tu n’arriveras à rien, c’est moi qui te le dis.
Et précisément je les vois de ma fenêtre qui descendent de l’omnibus. Jeanne saute comme une chatte, et mademoiselle Préfère se confie au bras robuste du conducteur avec les grâces pudiques d’une Virginie réchappée du naufrage et résignée cette fois à se laisser sauver. Jeanne lève la tête, me voit, et me fait un imperceptible signe d’amitié confiante. Je m’aperçois qu’elle est jolie. Elle est moins jolie que n’était sa grand-mère. Mais sa grâce fait la joie et la consolation du vieux fou que je suis. Quant aux jeunes fous (il s’en trouve encore), je ne sais ce qu’ils en penseront; ce n’est pas mon affaire… Mais faut-il te répéter, Bonnard, mon ami, que ta gouvernante est au lit et que tu dois aller toi-même ouvrir ta porte?
Ouvre, bonhomme Hiver… c’est le Printemps qui sonne.
C’est Jeanne, en effet, Jeanne toute rose. Il s’en faut d’un étage que mademoiselle Préfère, essoufflée et indignée, atteigne le palier.
J’expliquai l’état de ma gouvernante et proposai un dîner au restaurant. Mais Thérèse, toute-puissante encore sur son lit de douleur, décida qu’il fallait dîner à la maison. Les honnêtes gens, à son avis, ne dînaient pas au restaurant. D’ailleurs, elle avait tout prévu. Le dîner était acheté; la concierge le cuirait.
L’audacieuse Jeanne voulut aller voir si la vieille malade n’avait besoin de rien. Comme bien vous pensez, elle fut lestement renvoyée au salon, mais pas avec tant de rudesse que j’avais lieu de le craindre.
– Si j’ai besoin de me faire servir, ce qu’à Dieu ne plaise! lui fut-il répondu, je trouverai quelqu’un de moins mignon que vous. Il me faut du repos. C’est une marchandise dont vous ne tenez pas boutique à la foire, sous l’enseigne de Motus-un-doigt-sur-la-bouche. Allez rire et ne restez pas ici. C’est malsain: la vieillesse se gagne.
Jeanne, nous ayant rapporté ces paroles, ajouta qu’elle aimait beaucoup la langue de la vieille Thérèse. Sur quoi, mademoiselle Préfère lui reprocha d’avoir des goûts peu distingués. J’essayai de l’excuser par l’exemple de tant de bons artisans du parler maternel qui tenaient pour leurs maîtres en langage les forts du port au foin et les vieilles lavandières. Mais mademoiselle Préfère avait des goûts trop distingués pour se rendre à mes raisons.
Cependant Jeanne prit un visage suppliant et me demanda la faveur de mettre un tablier blanc et d’aller à la cuisine s’occuper du dîner.
– Jeanne, répondis-je avec la gravité d’un maître, je crois que, s’il s’agit de briser les assiettes, d’ébrécher les plats, de bosseler les casseroles et de défoncer les bouillottes, la créature sordide que Thérèse a placée dans la cuisine suffira à sa tâche, car il me semble entendre en ce moment dans la cuisine des bruits désastreux. Toutefois, je vous prépose, Jeanne, à la confection du dessert. Allez chercher un tablier blanc; je vous le ceindrai moi-même.
En effet, je lui nouai solennellement le tablier de toile à la taille, et elle s’élança dans la cuisine pour y apprêter, comme nous le sûmes plus tard, des mets délicats.
Je n’eus pas à me louer de ce petit arrangement, car mademoiselle Préfère, restée seule avec moi, prit des allures inquiétantes. Elle me regarda avec des yeux pleins de larmes et de flammes et poussa d’énormes soupirs.
– Je vous plains, me dit-elle, un homme comme vous, un homme d’élite, vivre seul avec une grossière servante (car elle est grossière, cela est incontestable)! Quelle cruelle existence! Vous avez besoin de repos, de ménagements, d’égards, de soins de toute sorte; vous pouvez tomber malade. Et il n’y a pas de femme qui ne se ferait honneur de porter votre nom et de partager votre existence. Non! il n’y en a pas: c’est mon cœur qui me le dit.
Et elle pressait des deux mains ce cœur prêt sans cesse à s’échapper.
J’étais littéralement désespéré. J’essayai de remontrer à mademoiselle Préfère que j’entendais ne rien changer au train de ma vie fort avancée et que j’avais autant de bonheur qu’en comportaient ma nature et ma destinée.
– Non! vous n’êtes pas heureux, s’écria-t-elle; il faudrait auprès de vous une âme capable de vous comprendre. Sortez de votre engourdissement, jetez les yeux autour de vous. Vous avez des relations étendues, de belles connaissances. On n’est pas membre de l’Institut sans fréquenter la société. Voyez, jugez, comparez. Une femme sensée ne vous refusera pas sa main. Je suis femme, monsieur: mon instinct ne me trompe pas; il y a quelque chose là qui me dit que vous trouverez le bonheur dans le mariage. Les femmes sont si dévouées, si aimantes (pas toutes, sans doute, mais quelques-unes)! Et puis elles sont sensibles à la gloire! Votre cuisinière n’a plus de forces; elle est sourde, elle est infirme; s’il vous arrivait malheur la nuit! Tenez, je frémis, rien que d’y penser!