Выбрать главу

Et elle frémissait réellement; elle fermait les yeux, serrait les poings, trépignait. Mon abattement était extrême. Avec quelle formidable ardeur elle reprit:

– Votre santé! votre chère santé! Je donnerais avec joie tout mon sang pour conserver les jours d’un savant, d’un littérateur, d’un homme de mérite, d’un membre de l’Institut. Et une femme qui n’en ferait pas autant, je la mépriserais. Tenez, monsieur, j’ai connu la femme d’un grand mathématicien, d’un homme qui faisait des cahiers entiers de calculs dont il remplissait toutes les armoires de sa maison. Il avait une maladie de cœur et il dépérissait à vue d’œil. Et je voyais sa femme, là, tranquille auprès de lui. Je n’ai pas pu y tenir, je lui ai dit un jour: «Ma chère, vous n’avez pas de cœur. À votre place, je ferais… je ferais… Je ne sais pas ce que je ferais!»

Elle s’arrêta épuisée. Ma situation était terrible. Dire nettement à mademoiselle Préfère ce que je pensais de ses conseils, il ne fallait pas y songer. Car me brouiller avec elle, c’était perdre Jeanne. Je pris donc la chose en douceur. D’ailleurs, elle était chez moi: cette considération m’aida à garder quelque courtoisie.

– Je suis très vieux, mademoiselle, lui répondis-je, et je crains bien que vos avis ne viennent un peu tard. J’y songerai toutefois. En attendant, remettez-vous. Il serait bon que vous prissiez un verre d’eau sucrée.

À ma grande surprise, ces paroles la calmèrent soudainement, et je la vis s’asseoir avec tranquillité dans son coin, près de son casier, sur sa chaise, les pieds sur son tabouret.

Le dîner était tout à fait manqué. Mademoiselle Préfère, perdue dans un rêve, n’y prit point garde. Je suis fort sensible d’ordinaire à ces sortes de mésaventures; mais celle-ci causa à Jeanne une telle joie que je finis moi-même par y prendre plaisir. Je ne savais pas encore, à mon âge, qu’un poulet brûlé d’un côté et cru de l’autre fût une chose comique; les rires clairs de Jeanne me l’apprirent. Ce poulet nous fit dire mille choses très spirituelles que j’ai oubliées, et je fus enchanté qu’on ne l’eût pas raisonnablement rôti.

Le dîner s’acheva non sans grâce quand la jeune fille en tablier blanc, mince et droite, apporta le plat d’œufs à la neige qu’elle avait apprêté. Dans leur bain d’or pâle, ils brillaient du plus candide éclat et répandaient une fine odeur de vanille. Et elle les posa sur la table avec la gravité ingénue d’une ménagère de Chardin.

Dans le fond de mon âme, j’étais très inquiet. Il me paraissait à peu près impossible de me maintenir longtemps en bons termes avec mademoiselle Préfère, dont les fureurs matrimoniales avaient éclaté. Et la maîtresse partie, adieu l’écolière! Je profitai de ce que la bonne âme était allée mettre son manteau, pour demander à Jeanne très précisément quel âge elle avait. Elle avait dix-huit ans et un mois. Je comptai sur mes doigts et trouvai qu’elle ne serait pas majeure avant deux ans et onze mois. Comment passer tout ce temps-là?

En me quittant, mademoiselle Préfère me regarda avec tant d’expression que j’en tremblai de tous mes membres.

– Au revoir, dis-je gravement à la jeune fille. Mais écoutez-moi: votre ami est vieux et peut vous manquer. Promettez-moi de ne jamais vous manquer à vous-même et je serai tranquille. Dieu vous garde, mon enfant!

Ayant fermé la porte sur elle, j’ouvris la fenêtre pour la voir s’en aller. La nuit était sombre, et je n’aperçus que des ombres confuses qui glissaient sur le quai noir. Le bourdonnement immense et sourd de la ville montait jusqu’à moi, et j’eus le cœur serré.

15 décembre.

Le roi de Thulé gardait une coupe d’or que son amante lui avait laissée en souvenir. Près de mourir et sentant qu’il avait bu pour la dernière fois, il jeta la coupe à la mer. Je garde ce cahier de souvenirs comme le vieux prince des mers brumeuses gardait sa coupe ciselée, et, de même qu’il abîma son joyau d’amour, je brûlerai ce livre de raison. Ce n’est pas, certes, par une avarice hautaine et par un orgueil égoïste que je détruirai ce monument d’une humble vie; mais je craindrais que les choses qui me sont chères et sacrées n’y parussent, par défaut d’art, vulgaires et ridicules.

Je ne dis pas cela en vue de ce qui va suivre. Ridicule je l’étais certainement quand, prié à dîner chez mademoiselle Préfère, je m’assis dans une bergère (c’était bien une bergère) à la droite de cette inquiétante personne. La table était dressée dans un petit salon. Assiettes ébréchées, verres dépareillés, couteaux branlant dans le manche, fourchettes à dents jaunes, rien ne manquait de ce qui coupe net l’appétit d’un honnête homme.

On me confia que le dîner était fait pour moi, pour moi seul, bien que maître Mouche en fût. Il faut que mademoiselle Préfère se soit imaginé que j’ai pour le beurre des goûts de Sarmate, car celui qu’elle m’offrit était rance à l’excès.

Le rôti acheva de m’empoisonner. Mais j’eus le plaisir d’entendre maître Mouche et mademoiselle Préfère parler de la vertu. Je dis le plaisir, je devrais dire la honte, car les sentiments qu’ils exprimaient sont fort au-dessus de ma grossière nature.

Ce qu’ils disaient me prouva clair comme le jour que le dévouement était leur pain quotidien et que le sacrifice leur était aussi nécessaire que l’air et l’eau. Voyant que je ne mangeais pas, mademoiselle Préfère fit mille efforts pour vaincre ce qu’elle était assez bonne pour nommer ma discrétion. Jeanne n’était pas de la fête, parce que, me dit-on, sa présence, contraire au règlement, aurait blessé l’égalité si nécessaire à maintenir entre tant de jeunes élèves.

La servante désolée servit un maigre dessert, et disparut comme une ombre.

Alors, mademoiselle Préfère raconta à maître Mouche avec de grands transports tout ce qu’elle m’avait dit dans la cité des livres, pendant que ma gouvernante était au lit. Son admiration pour un membre de l’Institut, ses craintes de me voir malade et seul, la certitude où elle était qu’une femme intelligente serait heureuse et fière de partager mon existence, elle ne dissimula rien; bien au contraire, elle ajouta de nouvelles folies. Maître Mouche approuvait de la tête en cassant des noisettes. Puis, après tout ce verbiage, il demanda avec un agréable sourire ce que j’avais répondu.

Mademoiselle Préfère, une main sur son cœur et l’autre étendue vers moi, s’écria:

– Il est si affectueux, si supérieur, si bon et si grand! Il a répondu… Mais je ne saurais pas, moi, simple femme, répéter les paroles d’un membre de l’Institut: il suffit que je les résume. Il a répondu: «Oui, je vous comprends, et j’accepte.»

Ayant ainsi parlé, elle me prit une main. Maître Mouche se leva, tout ému, et me saisit l’autre main.

– Je vous félicite, monsieur, me dit-il.

J’ai quelquefois eu peur dans ma vie, mais je n’avais jamais éprouvé un effroi d’une nature aussi écœurante.

Je dégageai mes deux mains et, m’étant levé pour donner toute la gravité possible à mes paroles: