– Madame, dis-je, je me serai mal expliqué chez moi ou je vous aurai mal comprise ici. Dans les deux cas, une déclaration nette est nécessaire. Permettez-moi, madame, de la faire tout uniment. Non, je ne vous ai pas comprise; non, je n’ai rien accepté; j’ignore absolument quel peut être le parti que vous avez en vue pour moi, si toutefois vous en avez un. Dans tous les cas, je ne veux pas me marier. Ce serait à mon âge une impardonnable folie et je ne puis pas encore, à l’heure qu’il est, me figurer qu’une personne de sens, comme vous, ait pu me donner le conseil de me marier. J’ai même tout lieu de croire que je me trompe, et que vous ne m’avez rien dit de semblable. Dans ce cas, vous excuserez un vieillard déshabitué du monde, peu fait au langage des dames et désolé de son erreur.
Maître Mouche se rassit tout doucement à sa place, où, faute de noisettes, il tailla un bouchon.
Mademoiselle Préfère, m’ayant considéré pendant quelques instants avec de petits yeux ronds et secs que je ne lui connaissais pas encore, reprit sa douceur et sa grâce ordinaires. C’est d’une voix mielleuse qu’elle s’écria:
– Ces savants! ces hommes de cabinet! ils sont comme des enfants. Oui, monsieur Bonnard, vous êtes un véritable enfant.
Puis, se tournant vers le notaire, qui se tenait coi, le nez sur son bouchon:
– Oh! ne l’accusez pas! lui dit-elle d’une voix suppliante. Ne l’accusez pas! Ne pensez pas de mal de lui, je vous en prie. N’en pensez pas! Faut-il vous le demander à genoux?
Maître Mouche examina son bouchon sur toutes ses faces, sans s’expliquer autrement.
J’étais indigné; à en juger à la chaleur que je sentais à la tête, mes joues devaient être extrêmement rouges. Cette circonstance me fit comprendre les paroles que j’entendis alors à travers le bourdonnement de mes tempes:
– Il m’effraie, notre pauvre ami. Monsieur Mouche, veuillez ouvrir la fenêtre. Il me semble qu’une compresse d’arnica lui ferait du bien.
Je m’enfuis dans la rue avec un indicible sentiment de dégoût et d’effroi.
20 décembre.
Je fus huit jours sans entendre parler de l’institution Préfère. Ne pouvant rester plus longtemps sans nouvelles de Jeanne et songeant d’ailleurs que je me devais à moi-même de ne pas quitter la place, je pris le chemin des Ternes.
Le parloir me sembla plus froid, plus humide, plus inhospitalier, plus insidieux, et la servante plus effarée, plus silencieuse que jamais. Je demandai Jeanne et ce fut, après un assez long temps, mademoiselle Préfère qui se montra, grave, pâle, les lèvres minces, les yeux durs.
– Monsieur, je regrette vivement, me dit-elle en croisant les bras sous sa pèlerine, de ne pouvoir vous permettre de voir aujourd’hui mademoiselle Alexandre; mais cela m’est impossible.
– Et pourquoi donc?
– Monsieur, les raisons qui m’obligent à vous demander de rendre vos visites ici moins fréquentes sont d’une nature particulièrement délicate, et je vous prie de m’épargner la contrariété de les dire.
– Madame, répondis-je, je suis autorisé par le tuteur de Jeanne à voir sa pupille tous les jours. Quelles raisons pouvez-vous avoir de vous mettre en travers des volontés de M. Mouche?
– Le tuteur de mademoiselle Alexandre (et elle pesait sur ce nom de tuteur comme sur un point d’appui solide) souhaite aussi vivement que moi de voir la fin de vos assiduités.
– Veuillez, s’il en est ainsi, me donner ses raisons et les vôtres.
Elle contempla la petite spirale de papier et répondit avec un calme sévère:
– Vous le voulez? Bien qu’une telle explication soit pénible pour une femme, je cède à vos exigences. Cette maison, monsieur, est une maison honorable. J’ai ma responsabilité: je dois veiller comme une mère sur chacune de mes élèves. Vos assiduités auprès de mademoiselle Alexandre ne pourraient se prolonger sans nuire à cette jeune fille. Mon devoir est de les faire cesser.
– Je ne vous comprends pas, répondis-je.
Et c’était bien la vérité. Elle reprit lentement:
– Vos assiduités dans cette maison sont interprétées par les personnes les plus respectables et les moins soupçonneuses d’une telle façon que je dois, dans l’intérêt de mon établissement et dans l’intérêt de mademoiselle Alexandre, les faire cesser au plus vite.
– Madame, m’écriai-je, j’ai entendu bien des sottises dans ma vie, mais aucune qui soit comparable à celle que vous venez de dire!
Elle me répondit simplement:
– Vos injures ne m’atteignent pas. On est bien forte quand on accomplit un devoir.
Et elle pressa sa pèlerine contre son cœur, non plus cette fois pour contenir, mais sans doute pour caresser ce cœur généreux.
– Madame, dis-je, en la marquant du doigt, vous avez soulevé l’indignation d’un vieillard. Faites en sorte que ce vieillard vous oublie, et n’ajoutez pas de nouveaux méfaits à ceux que je découvre. Je vous avertis que je ne cesserai pas de veiller sur mademoiselle Alexandre. Si vous la violentez en quoi que ce soit, malheur à vous!
Elle devenait plus tranquille à mesure que je m’animais, et c’est avec un beau sang-froid qu’elle me répondit:
– Monsieur, je suis trop éclaircie sur la nature de l’intérêt que vous portez à cette jeune fille pour ne pas la soustraire à cette surveillance dont vous me menacez. J’aurais dû, voyant l’intimité plus qu’équivoque dans laquelle vous vivez avec votre gouvernante, épargner votre contact à une innocente enfant. Je le ferai à l’avenir. Si j’ai été jusqu’ici trop confiante, ce n’est pas vous, c’est mademoiselle Alexandre qui peut me le reprocher; mais elle est trop naïve, trop pure, grâce à moi, pour soupçonner la nature du péril que vous lui avez fait courir. Vous ne m’obligerez pas, je suppose, à l’en instruire.
«Allons, me dis-je, en haussant les épaules, il fallait, mon pauvre Bonnard, que tu vécusses jusqu’à présent pour apprendre exactement ce que c’est qu’une méchante femme. À présent, ta science est complète à cet égard.»
Je sortis sans répondre, et j’eus le plaisir de voir, à la subite rougeur de la maîtresse de pension, que mon silence la touchait beaucoup plus que n’avaient fait mes paroles.
Je traversai la cour en regardant de tous côtés si je n’apercevrais pas Jeanne. Elle me guettait; elle courut à moi.
– Si on touche à un de vos cheveux, Jeanne, écrivez-moi. Adieu.
– Non! pas adieu!
Je répondis:
– Non! non! pas adieu. Écrivez-moi.
J’allai tout droit chez madame de Gabry.
– Madame est à Rome, avec Monsieur. Monsieur ne le savait donc pas?
– Si fait! répondis-je, Madame me l’a écrit.
Elle me l’avait écrit en effet, et il fallait que j’eusse perdu un peu la tête pour l’oublier. Ce fut l’opinion du domestique, car il me regarda d’un air qui disait: «Monsieur Bonnard est tombé en enfance», et il se pencha sur la rampe de l’escalier pour voir si je ne me livrerais pas à quelque action extraordinaire. Je descendis raisonnablement les degrés et il se retira désappointé.
En rentrant chez moi, j’appris que M. Gélis était dans le salon. Ce jeune homme me fréquente assidûment. Il n’a certes pas le jugement sûr, mais son esprit n’est pas banal. Cette fois sa visite ne laissa pas que de m’embarrasser. Hélas! pensai-je, je vais dire à mon jeune ami quelque sottise, et il trouvera aussi que je baisse. Je ne puis pourtant pas lui expliquer que j’ai été demandé en mariage et traité d’homme sans mœurs, que Thérèse est soupçonnée et que Jeanne reste au pouvoir de la femme la plus scélérate de la terre. Je suis vraiment en bel état pour parler des abbayes cisterciennes avec un jeune et malveillant érudit. Allons, pourtant, allons!…