Les trois petites demoiselles se remirent en marche, et madame Mouton les suivit de près, en me jetant, par-dessus sa large épaule, un regard de défiance.
Hélas! je suis réduit à des démarches suspectes. Madame de Gabry ne reviendra à Paris que dans trois mois au plus tôt. Loin d’elle, je n’ai ni tact ni esprit; je ne suis qu’une lourde, incommode et nuisible machine.
Et je ne puis pourtant souffrir que Jeanne, servante de pensionnat, demeure exposée aux offenses de M. Mouche.
28 décembre.
Le temps était noir et froid. Il faisait déjà nuit. Je sonnai à la petite porte avec la tranquillité d’un homme qui ne craint plus rien. Dès que la servante timide m’eut ouvert, je lui glissai une pièce d’or dans la main et lui en promis une autre si elle parvenait à me faire voir mademoiselle Alexandre. Sa réponse fut:
– Dans une heure, à la fenêtre grillée.
Et elle me referma la porte au nez si rudement que mon chapeau en trembla sur ma tête.
J’attendis une longue heure dans des tourbillons de neige, puis je m’approchai de la fenêtre. Rien! Le vent faisait rage et la neige tombait dru. Les ouvriers qui passaient près de moi, leurs outils à l’épaule, tête basse sous les flocons épaissis, me heurtaient. Rien. Je craignais qu’on ne me remarquât. Je savais avoir mal fait en soudoyant une servante, mais je n’en avais nul regret. Celui-là est méprisable qui ne sait sortir au besoin de la règle commune. Un quart d’heure se passa. Rien. Enfin, la fenêtre s’entrouvrit.
– C’est vous, monsieur Bonnard?
– C’est vous, Jeanne? En un mot que devenez-vous?
– Je vais bien, très bien!
– Mais encore?
– On m’a mise dans la cuisine et je balaye les salles.
– Dans la cuisine! balayeuse, vous! Bonté divine!
– Oui, parce que mon tuteur ne paye plus ma pension.
– Votre tuteur est un misérable.
– Vous savez donc?…
– Quoi?
– Oh! ne me faites pas dire cela. Mais j’aimerais mieux mourir que de me trouver seule avec lui.
– Et pourquoi ne m’avez-vous pas écrit?
– J’étais surveillée.
En ce moment, ma résolution était prise et rien ne pouvait plus m’en faire changer. Il me vint bien à l’idée que je pouvais ne pas être dans mon droit, mais je me moquai bien de cette idée. Étant résolu, je fus prudent. J’agis avec un calme remarquable.
– Jeanne, demandai-je, cette chambre où vous êtes communique-t-elle avec la cour?
– Oui.
– Pouvez-vous tirer vous-même le cordon?
– Oui, s’il n’y a personne dans la loge.
– Allez voir, et tâchez qu’on ne vous voie pas.
J’attendis, surveillant la porte et la fenêtre.
Jeanne reparut derrière les barreaux au bout de cinq ou six secondes, enfin!
– La bonne est dans la loge, me dit-elle.
– Bien, dis-je. Avez-vous une plume et de l’encre?
– Non.
– Un crayon?
– Oui.
– Passez-le-moi.
Je tirai de ma poche un vieux journal et, sous le vent qui soufflait à éteindre les lanternes, dans la neige qui m’aveuglait, j’arrangeai de mon mieux autour de ce journal une bande à l’adresse de mademoiselle Préfère.
Tout en écrivant, je demandai à Jeanne:
– Quand le facteur passe, il met les lettres et les papiers dans la boîte, il sonne? La bonne ouvre la boîte et va porter tout de suite à mademoiselle Préfère ce qu’elle y a trouvé? N’est-ce pas ainsi que cela se passe à chaque distribution?
Jeanne me dit qu’elle croyait que cela se passait ainsi.
– Nous verrons bien. Jeanne, guettez encore, et dès que la bonne aura quitté la loge, tirez le cordon et venez dehors.
Ayant dit, je glissai mon journal dans la boîte, sonnai roide et m’allai cacher dans l’embrasure d’une porte voisine.
J’y étais depuis quelques minutes quand la petite porte tressaillit, puis s’entrouvrit et une jeune tête passa à travers. Je la pris, je l’attirai à moi.
– Venez, Jeanne, venez.
Elle me regardait avec inquiétude. Certainement elle craignait que je ne fusse fou. J’étais, au contraire, plein de sens.
– Venez, venez, mon enfant.
– Où?
– Chez madame de Gabry.
Alors elle me prit le bras. Nous courûmes quelque temps comme des voleurs. La course n’est pas ce qui convient à ma corpulence. M’arrêtant à demi suffoqué, je m’appuyai à quelque chose qui se trouva être la poêle d’un marchand de marrons établi au coin d’un débit de vin où buvaient des cochers. Un de ceux-ci nous demanda s’il ne nous fallait pas une voiture. Certes! il nous en fallait une. L’homme au fouet, ayant posé son verre sur le comptoir d’étain, monta sur son siège et poussa son cheval en avant. Nous étions sauvés.
– Ouf! m’écriai-je, en m’épongeant le front, car, malgré le froid, je suais à grosses gouttes.
Ce qui est étrange, c’est que Jeanne semblait avoir plus que moi conscience de l’acte que nous venions de commettre. Elle était très sérieuse et visiblement inquiète.
– Dans la cuisine! m’écriai-je avec indignation. Elle secoua la tête comme pour dire:
«Là ou ailleurs, que m’importe!» Et, à la lueur des lanternes, je remarquai avec douleur que son visage était maigre et ses traits tirés. Je ne lui trouvai plus cette vivacité, ces brusques élans, cette rapide expression qui m’avaient tant plu en elle. Ses regards étaient lents, ses gestes contraints, son attitude morne. Je lui pris la main: une main durcie, endolorie et froide. La pauvre enfant avait bien souffert. Je l’interrogeai; elle me raconta tranquillement que mademoiselle Préfère l’avait fait appeler un jour et l’avait traitée de monstre et de petite vipère, sans qu’elle sût pourquoi.
– Elle ajouta: «Vous ne reverrez plus monsieur Bonnard, qui vous donnait de mauvais conseils et qui s’est fort mal conduit à mon égard.» Je lui dis: «Cela, mademoiselle, je ne le croirai jamais.» Mademoiselle me donna un soufflet et me renvoya à l’étude. Cette nouvelle que je ne vous verrais plus, ce fut pour moi comme la nuit qui tombe. Vous savez, ces soirs où l’on est triste quand l’ombre vous prend, eh bien! figurez-vous ce moment-là prolongé pendant des semaines, pendant des mois. Un jour j’appris que vous étiez au parloir avec la maîtresse, je vous guettai; nous nous sommes dit: «Au revoir.» J’étais un peu consolée. À quelque temps de là, mon tuteur vint me prendre un jeudi. Je refusai de sortir avec lui. Il me répondit bien doucement que j’étais une petite capricieuse. Et il me laissa tranquille. Mais, le surlendemain, mademoiselle Préfère vint à moi avec un air si méchant que j’eus peur. Elle tenait une lettre à la main. «Mademoiselle, me dit-elle, votre tuteur m’apprend qu’il a épuisé toutes les sommes qui vous appartenaient. N’ayez pas peur: je ne veux pas vous abandonner; mais vous conviendrez qu’il est juste que vous gagniez votre vie.»
» Alors elle m’employa à nettoyer la maison et, quelquefois, elle m’enfermait dans un grenier pendant des journées. Voilà, monsieur, ce qui est arrivé en votre absence. Si j’avais pu vous écrire, je ne sais pas si je l’aurais fait, parce que je ne croyais pas qu’il vous fût possible de me tirer du pensionnat, et, comme on ne me forçait pas à aller voir M. Mouche, rien ne pressait. Je pouvais attendre dans le grenier et dans la cuisine.