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– Que faire? m’écriai-je, que faire? Suis-je donc perdu sans ressource et ai-je donc perdu avec moi la pauvre enfant que je voulais sauver?

M. de Gabry bourra silencieusement sa pipe et l’alluma avec tant de lenteur que son bon et large visage resta trois ou quatre minutes rouge comme celui d’un forgeron au feu de sa forge. Puis:

– Vous me demandez que faire: ne faites rien, mon cher monsieur Bonnard. Pour l’amour de Dieu et dans votre intérêt, ne faites rien du tout. Vos affaires sont assez mauvaises; ne vous en mêlez plus, de peur d’un nouveau dommage. Mais promettez-moi de répondre de tout ce que je ferai. J’irai dès demain matin voir M. Mouche, et s’il est ce que nous croyons, c’est-à-dire un gredin, je trouverai bien, quand le diable s’en mêlerait, un moyen de le rendre inoffensif. Car tout dépend de lui. Comme il est trop tard ce soir pour reconduire mademoiselle Jeanne à son pensionnat, ma femme gardera cette nuit la jeune fille auprès d’elle. Cela constitue bel et bien le délit de complicité, mais nous ôtons ainsi tout caractère équivoque à la situation de la jeune fille. Quant à vous, cher monsieur, retournez vivement au quai Malaquais, et si l’on vient y chercher Jeanne, il vous sera facile de prouver qu’elle n’est pas chez vous.

Pendant que nous parlions ainsi, madame de Gabry prenait des arrangements pour coucher sa pensionnaire. Je vis passer dans un couloir sa femme de chambre, qui portait sur son bras des draps parfumés de lavande.

– Voilà, dis-je, une honnête et douce odeur.

– Que voulez-vous? me répondit madame de Gabry. Nous sommes des paysans.

– Ah! lui répondis-je, puissé-je devenir aussi un paysan! puissé-je, un jour, comme vous à Lusance, respirer d’agrestes senteurs, sous un toit perdu dans le feuillage, et, si ce vœu est trop ambitieux pour un vieillard dont la vie s’achève, je désire du moins que mon linceul soit, comme ce linge, parfumé de lavande.

Nous convînmes que je viendrais déjeuner le lendemain. Mais on me défendit expressément de me présenter avant midi. Jeanne, en m’embrassant, me supplia de ne pas la ramener à la pension. Nous nous quittâmes attendris et troublés.

Je trouvai sur mon palier Thérèse en proie à une inquiétude qui la rendait furieuse. Elle ne parla de rien de moins que de m’enfermer à l’avenir.

Quelle nuit je passai! Je ne fermai pas l’œil un seul instant. Tantôt, je riais comme un gamin du succès de mon aventure; tantôt, je me voyais, avec une angoisse inexprimable, traîné devant les magistrats et répondant sur le banc des accusés du crime que j’avais si naturellement commis. J’étais épouvanté, et pourtant je n’avais ni remords ni regrets. Le soleil, entré dans ma chambre, caressa gaiement le pied de mon lit, et je fis cette prière:

«Mon Dieu, vous qui fîtes le ciel et la rosée, comme il est dit dans Tristan, jugez-moi dans votre équité, non selon mes actes, mais d’après mes intentions, qui furent droites et pures; et je dirai: Gloire à vous dans le ciel et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté. Je remets en vos mains l’enfant que j’ai volée! Faites ce que je n’ai su faire; gardez-la de tous ses ennemis, et que votre nom soit béni!»

29 décembre.

Quand j’entrai chez madame de Gabry, je trouvai Jeanne transfigurée.

Avait-elle, comme moi, aux premiers rayons de l’aube, invoqué Celui qui fit le ciel et la rosée? Elle souriait dans une douce quiétude.

Madame de Gabry la rappela pour achever sa coiffure, car cette aimable hôtesse avait voulu arranger de ses mains les cheveux de l’enfant qui lui était confiée. Venu un peu avant l’heure convenue, j’avais interrompu cette gracieuse toilette. Pour me punir, on me fit attendre seul dans le salon. M. de Gabry m’y rejoignit bientôt. Il venait évidemment du dehors, car son front portait encore la marque du chapeau. Son visage exprimait une animation joyeuse. Je ne crus pas devoir lui faire de questions et nous allâmes tous déjeuner. Quand les domestiques eurent achevé leur service, M. Paul, qui gardait son histoire pour le café, nous dit:

– Eh bien! je suis allé à Levallois.

– Vous avez vu maître Mouche? lui demanda vivement madame de Gabry.

– Non! répondit-il, en observant nos visages, qui marquaient le désappointement.

Après avoir joui un temps raisonnable de notre inquiétude, l’excellent homme ajouta:

– Maître Mouche n’est plus à Levallois. Maître Mouche a quitté la France. Il y aura après-demain huit jours qu’il a mis la clef sous la porte, emportant l’argent de ses clients, une somme assez ronde. J’ai trouvé l’étude fermée. Une voisine m’a dit la chose avec force malédictions et imprécations. Le notaire n’a pas pris seul le train de 7 heures 55; il a enlevé la fille d’un perruquier de Levallois. Le fait m’a été confirmé par le commissaire de police. Vraiment, maître Mouche pouvait-il lever le pied plus à propos? il aurait retardé son coup d’une semaine que, représentant de la société, il vous traînait comme un criminel, monsieur Bonnard, devant les juges. Maintenant nous n’avons plus rien à craindre. À la santé de maître Mouche! s’écria-t-il, en versant de l’armagnac.

Je voudrais vivre longtemps pour me rappeler longtemps cette matinée. Nous étions réunis tous quatre dans la grande salle à manger blanche, autour de la table de chêne ciré. M. Paul avait la joie forte et même un peu rude, et il buvait l’armagnac à longs traits, le brave homme! Madame de Gabry et mademoiselle Alexandre me souriaient d’un sourire qui me paya de mes peines.

Je reçus en rentrant au logis les plus aigres remontrances de Thérèse, qui ne concevait plus rien à ma nouvelle manière de vivre. Il fallait à son avis que Monsieur eût perdu le sens.

– Oui, Thérèse, je suis un vieux fou et vous êtes une vieille folle. Cela est certain. Le bon Dieu nous bénisse, Thérèse, et nous donne de nouvelles forces, car nous avons de nouveaux devoirs. Mais laissez-moi m’étendre sur ce canapé, car je ne puis me tenir debout.

15 janvier 1877.

– Bonjour, monsieur, me dit Jeanne en m’ouvrant notre porte, tandis que Thérèse, distancée par l’enfant, grognait dans l’ombre du corridor.

– Mademoiselle, je vous prie de me nommer solennellement par mon titre et de me dire: «Bonjour, mon tuteur.»

– C’est donc fait? Quel bonheur! me dit l’enfant, en tapant des mains.

– Cela s’est fait, mademoiselle, dans la salle commune, devant le juge de paix, et vous subirez dès aujourd’hui mon autorité… Vous riez, ma pupille? Je le vois dans vos yeux: il vous passe quelque folle idée par la tête. Encore une lune!

– Oh! non, monsieur… mon tuteur. Je regardais vos cheveux blancs. Ils s’enroulent sur les bords de votre chapeau comme du chèvrefeuille sur un balcon. Ils sont très beaux et je les aime.

– Asseyez-vous, ma pupille, et, s’il est possible, ne dites plus de choses déraisonnables; j’en ai de sérieuses à vous dire. Écoutez-moi: vous ne tenez pas absolument, je pense, à retourner chez mademoiselle Préfère?… Non. Que diriez-vous si je vous gardais ici pour achever votre éducation, jusqu’à ce que… que sais-je? Toujours, comme on dit.

– Oh! monsieur! s’écria-t-elle, rouge de bonheur.

Je poursuivis:

– Il y a là, derrière, une petite chambre que ma gouvernante a préparée à votre intention. Vous y remplacerez des bouquins comme le jour succède à la nuit. Allez voir avec Thérèse si cette chambre est habitable. Il est entendu avec madame de Gabry que vous y coucherez ce soir.