Elle y courait déjà; je la rappelai:
– Jeanne, écoutez-moi encore. Vous vous êtes fait jusqu’ici bien voir de ma gouvernante qui, comme toutes les vieilles gens, est assez morose de son naturel. Ménagez-la. J’ai cru devoir la ménager moi-même et souffrir ses impatiences. Je vous dirai, Jeanne, respectez-la. Et, en parlant ainsi, je n’oublie pas qu’elle est ma servante et la vôtre: elle ne l’oubliera pas davantage. Mais vous devez respecter en elle son grand âge et son grand cœur. C’est une humble créature qui a longtemps duré dans le bien; elle s’y est endurcie. Souffrez la roideur de cette âme droite. Sachez commander; elle saura obéir. Allez, ma fille; arrangez votre chambre de la façon qui vous semblera le plus convenable pour votre travail et votre repos.
Ayant ainsi poussé Jeanne, avec ce viatique, dans son chemin de bonne ménagère, je me mis à lire une revue qui, bien que menée par des jeunes gens, est excellente. Le ton en est rude, mais l’esprit zélé. L’article que je lus passe en précision et en fermeté tout ce qu’on faisait dans ma jeunesse. L’auteur de cet article, M. Paul Meyer, marque chaque faute d’un coup d’ongle incisif.
Nous n’avions pas, nous autres, cette impitoyable justice. Notre indulgence était vaste. Elle allait à confondre le savant et l’ignorant dans la même louange. Pourtant il faut savoir blâmer et c’est là un devoir rigoureux. Je me rappelle le petit Raymond (c’était ainsi qu’on l’appelait). Il ne savait rien; il avait l’esprit étroitement borné, mais il aimait beaucoup sa mère. Nous nous gardâmes de dénoncer l’ignorance et la stupidité d’un si bon fils, et le petit Raymond, grâce à notre complaisance, parvint à l’Institut. Il n’avait plus sa mère et les honneurs pleuvaient sur lui. Il était tout-puissant, au grand préjudice de ses confrères et de la science. Mais voici venir mon jeune ami du Luxembourg.
– Bonsoir, Gélis. Vous avez aujourd’hui la mine réjouie. Que vous arrive-t-il, mon cher enfant?
Il lui arrive qu’il a soutenu très convenablement sa thèse et qu’il est reçu dans un bon rang. C’est ce qu’il m’annonce en ajoutant que mes travaux, dont il fut question incidemment dans le cours de la séance, ont été, de la part des professeurs de l’école, l’objet d’un éloge sans réserve.
– Voilà qui va bien, répondis-je, et je suis heureux, Gélis, de voir ma vieille réputation associée à votre jeune gloire. Je m’intéressais vivement, vous le savez, à votre thèse; mais des arrangements domestiques m’ont fait oublier que vous la souteniez aujourd’hui.
Mademoiselle Jeanne vint à point le renseigner au sujet de ces arrangements. L’étourdie entra comme une brise légère dans la cité des livres, et s’écria que sa chambre était une petite merveille. Elle devint toute rouge en voyant M. Gélis. Mais nul ne peut éviter sa destinée.
J’observai que, cette fois, ils furent timides l’un et l’autre et ne causèrent point entre eux.
Tout beau! Sylvestre Bonnard, en observant votre pupille vous oubliez que vous êtes tuteur. Vous l’êtes de ce matin, et cette nouvelle fonction vous impose déjà des devoirs délicats. Vous devez, Bonnard, écarter habilement ce jeune homme, vous devez… Eh! sais-je ce que je dois faire?…
M. Gélis prend des notes dans mon exemplaire unique de la Ginevera delle clare donne. J’ai tiré au hasard un livre de la tablette la plus proche; je l’ouvre et j’entre avec respect au milieu d’un drame de Sophocle. En vieillissant, je me prends d’amour pour les deux antiquités, et désormais les poètes de la Grèce et de l’Italie sont, dans la cité des livres, à la hauteur de mon bras. Je lis ce chœur suave et lumineux qui déroule sa belle mélopée au milieu d’une action violente, le chœur des vieillards thébains «‘΄Ερως ανικατε… Invincible Amour, ô toi qui fonds sur les riches maisons, qui reposes sur les joues délicates de la jeune fille, qui passes les mers et visites les étables, aucun des immortels ne peut te fuir, ni aucun des hommes qui vivent peu de jours; et qui te possède est en délire.» Et quand j’eus relu ce chant délicieux, la figure d’Antigone m’apparut dans son inaltérable pureté. Quelles images, dieux et déesses qui flottiez dans le plus pur des cieux! Le vieillard aveugle, le roi mendiant qui longtemps erra, conduit par Antigone, a reçu maintenant une sépulture sainte, et sa fille, belle comme les plus belles images que l’âme humaine ait jamais conçues, résiste au tyran et ensevelit pieusement son frère. Elle aime le fils du tyran, et ce fils l’aime. Et tandis qu’elle va au supplice où sa piété l’a conduite, les vieillards chantent:
«Invincible amour, ô toi qui fonds sur les riches maisons, toi qui reposes sur les joues délicates de la jeune fille…»
Je ne suis pas un égoïste. Je suis sage; il faut que j’élève cette enfant, elle est trop jeune pour que je la marie. Non! je ne suis pas un égoïste, mais il faut que je la garde quelques années avec moi, avec moi seul. Ne peut-elle attendre ma mort? Soyez tranquille, Antigone; le vieil Œdipe trouvera à temps le lieu saint de sa sépulture.
Pour le moment, Antigone aide notre gouvernante à éplucher les navets. Elle dit que cela lui revient comme étant de la sculpture.
Mai.
Qui reconnaîtrait la cité des livres? Il y a maintenant des fleurs sur tous les meubles. Jeanne a raison: ces roses sont fort belles dans ce vase de faïence bleue. Elle accompagne chaque jour Thérèse au marché, et en rapporte des fleurs. Les fleurs sont en vérité de charmantes créatures. Il faudra bien un jour que je suive mon dessein et que je les étudie chez elles, à la campagne, avec tout l’esprit de méthode dont je suis capable.
Et que faire ici? Pourquoi achever de brûler mes yeux sur de vieux parchemins qui ne me disent plus rien qui vaille? Je les déchiffrais jadis, ces anciens textes, avec une ardeur magnanime. Qu’espérais-je donc y trouver alors? La date d’une fondation pieuse, le nom de quelque moine imagier ou copiste, le prix d’un pain, d’un bœuf ou d’un champ, une disposition administrative ou judiciaire, cela et quelque chose encore, quelque chose de mystérieux, de vague et de sublime qui échauffait mon enthousiasme. Mais j’ai cherché soixante ans sans trouver ce quelque chose. Ceux qui valaient mieux que moi, les maîtres, les grands, les Fauriel, les Thierry, qui ont découvert tant de choses, sont morts à la tâche sans avoir découvert non plus ce quelque chose qui, n’ayant pas de corps, n’a pas de nom, et sans lequel pourtant aucune œuvre de l’esprit ne serait entreprise sur cette terre. Maintenant que je ne cherche que ce que je puis raisonnablement trouver, je ne trouve plus rien du tout, et il est probable que je n’achèverai jamais l’histoire des abbés de Saint-Germain-des-Prés.
– Devinez, tuteur, ce que j’apporte dans mon mouchoir?
– Il y a toute apparence que ce sont des fleurs, Jeanne.
– Oh! non, ce ne sont pas des fleurs. Regardez.
Je regarde et je vois une petite tête grise qui sort du mouchoir. C’est celle d’un petit chat gris. Le mouchoir s’ouvre: l’animal saute sur le tapis, se secoue, redresse une oreille, puis l’autre et examine prudemment le lieu et les personnes.
Le panier au bras, Thérèse arrive, hors d’haleine. Son défaut n’est pas de dissimuler; elle reproche véhémentement à Mademoiselle d’apporter dans la maison un chat qu’elle ne connaît pas. Jeanne, pour se justifier, raconte l’aventure. Passant avec Thérèse devant la boutique d’un pharmacien, elle voit un apprenti qui envoie d’un grand coup de pied un petit chat dans la rue. Le chat, surpris et incommodé, se demande s’il restera dans la rue malgré les passants qui le bousculent et l’effraient ou s’il rentrera dans la boutique au risque d’en sortir de nouveau au bout d’un soulier. Jeanne estime que sa position est critique et comprend qu’il hésite. Il a l’air stupide; elle pense que c’est l’indécision qui lui donne cet air. Elle le prend dans ses bras. Et n’étant à son aise ni dehors ni dedans, il consent à rester en l’air. Tandis qu’elle achève de le rassurer par des caresses, elle dit à l’apprenti pharmacien: