– Si cette bête vous déplaît, il ne faut pas la battre; il faut me la donner.
– Prenez-la, répond le potard.
– Voilà!… ajoute Jeanne en matière de conclusion.
Et elle se fait une voix flûtée pour promettre au minet toutes sortes de douceurs.
– Il est bien maigre, dis-je, en examinant ce pitoyable animal; de plus, il est bien laid.
Jeanne ne le trouve pas laid, mais elle reconnaît qu’il a l’air plus stupide que jamais; ce n’est pas cette fois l’indécision, c’est la surprise qui, selon elle, imprime ce fâcheux caractère à sa physionomie. Si nous nous mettions à sa place, pense-t-elle, nous conviendrions qu’il lui est impossible de rien comprendre à son aventure. Nous rions au nez de la pauvre bête, qui garde un sérieux comique. Jeanne veut le prendre dans ses bras, mais il se cache sous la table et n’en sort pas même à la vue d’une soucoupe pleine de lait.
Nous nous éloignons; la soucoupe est vide.
– Jeanne, dis-je, votre protégé a une triste mine; il est d’un naturel sournois; je souhaite qu’il ne commette pas dans la cité des livres des méfaits qui nous obligent à le renvoyer à sa pharmacie. En attendant, il faut lui donner un nom. Je vous propose de le nommer Don Gris de Gouttière; mais cela est peut-être un peu long. Pilule, Drogue ou Ricin serait plus bref et aurait l’avantage de rappeler sa première condition. Qu’en dites-vous?
– Pilule irait bien, me répondit Jeanne, mais est-il généreux de lui donner un nom qui lui rappelle sans cesse les malheurs dont nous l’avons tiré? Ce serait lui faire payer notre hospitalité. Soyons plus gracieux, et donnons-lui un joli nom, dans l’espoir qu’il le mérite. Voyez comme il nous regarde: il voit qu’on s’occupe de lui. Il est déjà moins bête depuis qu’il n’est plus malheureux. Le malheur abêtit, je le sais bien.
– Eh bien, Jeanne, si vous le voulez, nous appellerons votre protégé Hannibal. La convenance de ce nom ne vous frappe pas tout d’abord. Mais l’angora qui le précéda dans la cité des livres et à qui j’avais l’habitude de faire mes confidences, car il était sage et discrète personne, se nommait Hamilcar. Il est naturel que ce nom engendre l’autre et qu’Hannibal succède à Hamilcar.
Nous tombâmes d’accord sur ce point.
– Hannibal! s’écria Jeanne, venez ici.
Hannibal, épouvanté par la sonorité étrange de son propre nom, s’alla tapir sous une bibliothèque dans un espace si petit qu’un rat n’y eût pas tenu.
Voilà un grand nom bien porté!
J’étais ce jour-là d’humeur à travailler et j’avais trempé dans l’encrier le bec de ma plume, quand j’entendis qu’on sonnait. Si jamais quelques oisifs lisaient ces feuillets barbouillés par un vieillard sans imagination, ils riraient bien de ces coups de sonnette qui retentissent à tout moment dans le cours de mon récit, sans jamais introduire un personnage nouveau ni préparer une scène inattendue. Au rebours le théâtre. M. Scribe n’ouvre ses portes qu’à bon escient et pour le plus grand plaisir des dames et des demoiselles. C’est de l’art cela. Je me serais pendu plutôt que d’écrire un vaudeville, non par mépris de la vie, mais à cause que je ne saurais rien inventer de divertissant. Inventer! Il faut pour cela avoir reçu l’influence secrète. Ce don me serait funeste. Voyez-vous que, dans mon histoire de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, j’invente quelque moinillon. Que diraient les jeunes érudits? Quel scandale à l’École! Quant à l’Institut, il ne dirait rien et n’en penserait pas davantage. Mes confrères, s’ils écrivent encore un peu, ne lisent plus du tout. Ils sont de l’avis de Parny, qui disait:
Être le moins possible pour être le mieux possible, c’est à quoi s’efforcent ces bouddhistes sans le savoir. S’il est plus sage sagesse, je l’irai dire à Rome. Tout cela à propos du coup de sonnette de M. Gélis.
Ce jeune homme a changé du tout au tout ses façons d’être. Il est maintenant aussi grave qu’il était léger, aussi taciturne qu’il était bavard. Jeanne suit cet exemple. Nous sommes dans la phase de la passion contenue. Car, tout vieux que je suis, je ne m’y trompe pas: ces deux enfants s’aiment avec force et durée. Jeanne l’évite maintenant; elle se cache dans sa chambre quand il entre dans la bibliothèque. Mais qu’elle le retrouve bien quand elle est seule! Seule, elle lui parle chaque soir dans la musique qu’elle joue sur le piano avec un accent rapide et vibrant qui est l’expression nouvelle de son âme nouvelle.
Eh bien! pourquoi ne pas le dire? pourquoi ne pas avouer ma faiblesse? Mon égoïsme, si je me le cachais à moi-même, en deviendrait-il moins blâmable? Je le dirai donc: Oui, j’attendais autre chose; oui, je comptais la garder pour moi seul, comme mon enfant, comme ma petite-fille, non toujours, pas même longtemps, mais quelques années encore. Je suis vieux. Ne pourrait-elle attendre? Et, qui sait? la goutte et l’arthrite aidant, je n’aurais peut-être pas trop abusé de sa patience. C’était mon désir, c’était mon espoir. Je comptais sans elle, je comptais sans ce jeune étourdi. Mais, si le compte était mauvais, le mécompte n’en est pas moins cruel. Et puis, il me semble que tu te condamnes bien légèrement, mon ami Sylvestre Bonnard. Si tu voulais garder cette jeune fille quelques années encore, c’était dans son intérêt autant que dans le tien. Elle a beaucoup à apprendre, et tu n’es pas un maître à dédaigner. Quand ce tabellion de Mouche, qui s’est livré depuis à une coquinerie si opportune, te fit l’honneur d’une visite, tu lui exposas ton système d’éducation avec la chaleur d’une âme bien éprise. Tout ton zèle tendait à l’appliquer, ce système. Jeanne est une ingrate et Gélis un séducteur.
Mais enfin, si je ne le mets pas à la porte, ce qui serait d’un goût et d’un sentiment détestables, il faut bien que je le reçoive; il y a assez longtemps qu’il attend dans mon petit salon, en face des vases de Sèvres qui me furent gracieusement donnés par le roi Louis-Philippe. Les Moissonneurs et les Pêcheurs de Léopold Robert sont peints sur ces vases de porcelaine, que Gélis et Jeanne s’accordent à trouver affreux.
– Mon cher enfant, excusez-moi de ne vous avoir pas reçu tout de suite. J’achevais un travail.
Je dis vrai: la méditation est un travail, mais Gélis ne l’entend pas ainsi; il croit qu’il s’agit d’archéologie, et me souhaite de terminer bientôt mon histoire des abbés de Saint-Germain-des-Prés. C’est seulement après m’avoir donné cette marque d’intérêt qu’il me demande comment va mademoiselle Alexandre. À quoi je réponds: «Fort bien», d’un ton sec par lequel se révèle mon autorité morale de tuteur.
Et après un moment de silence, nous causons de l’École, des publications nouvelles et du progrès des sciences historiques. Nous entrons dans les généralités. Les généralités sont d’une grande ressource. J’essaie d’inculquer à Gélis un peu de respect pour la génération d’historiens à laquelle j’appartiens. Je lui dis: