Extremum hunc, Arethusa, mihi concede laborem.
25 octobre 1869.
Ma résolution étant prise et mes arrangements faits, il ne me restait plus qu’à avertir ma gouvernante. J’avoue que j’hésitai longtemps à lui annoncer mon départ. Je craignais ses remontrances, ses railleries, ses objurgations, ses larmes. «C’est une brave fille, me disais-je; elle m’est attachée; elle voudra me retenir, et Dieu sait que quand elle veut quelque chose, les paroles, les gestes et les cris lui coûtent peu. En cette circonstance, elle appellera à son aide la concierge, le frotteur, la cardeuse de matelas et les sept fils du fruitier; ils se mettront tous à genoux, en rond, à mes pieds; ils pleureront et ils seront si laids que je leur céderai pour ne plus les voir.»
Tels étaient les affreuses images, les songes de malade que la peur assemblait dans mon imagination. Oui, la peur, la peur féconde, comme dit le poète, enfantait ces monstres dans mon cerveau. Car, je le confesse en ces pages intimes: j’ai peur de ma gouvernante. Je sais qu’elle sait que je suis faible, et cela m’ôte tout courage dans mes luttes avec elle. Ces luttes sont fréquentes et j’y succombe invariablement.
Mais il fallait bien annoncer mon départ à Thérèse. Elle vint dans la bibliothèque avec une brassée de bois pour allumer un petit feu, «une flambée», disait-elle. Car les matinées sont fraîches. Je l’observais du coin de l’œil, tandis qu’elle était accroupie, la tête sous le tablier de la cheminée. Je ne sais d’où me vint alors mon courage, mais je n’hésitai pas. Je me levai, et me promenant de long en large dans la chambre:
– À propos, dis-je d’un ton léger, avec cette crânerie particulière aux poltrons, à propos, Thérèse, je pars pour la Sicile.
Ayant parlé, j’attendis, fort inquiet. Thérèse ne répondait pas. Sa tête et son vaste bonnet restaient enfouis dans la cheminée, et rien dans sa personne, que j’observais, ne trahissait la moindre émotion. Elle fourrait du petit bois sous les bûches, voilà tout.
Enfin, je revis son visage; il était calme, si calme que je m’en irritai.
«Vraiment, pensai-je, cette vieille fille n’a guère de cœur. Elle me laisse partir sans seulement dire «Ah!» Est-ce donc si peu pour elle que l’absence de son vieux maître?»
– Allez, monsieur, me dit-elle enfin, mais revenez à six heures. Nous avons aujourd’hui, à dîner, un plat qui n’attend pas.
Naples, 10 novembre 1869.
– Co tra calle vive, magne e lave a faccia.
– J’entends, mon ami; je puis, pour trois centimes, boire, manger et me laver le visage, le tout au moyen d’une tranche de ces pastèques que tu étales sur une petite table. Mais des préjugés occidentaux m’empêcheraient de goûter avec assez de candeur cette simple volupté. Et comment sucerais-je des pastèques? J’ai assez à faire de me tenir debout dans cette foule. Quelle nuit lumineuse et bruyante à Santa Lucia! Les fruits s’élèvent en montagnes dans les boutiques éclairées de falots multicolores. Sur les fourneaux, allumés en plein vent, l’eau fume dans les chaudrons et la friture chante dans les poêles. L’odeur des poissons frits et des viandes chaudes me chatouille le nez et me fait éternuer. Je m’aperçois, en cette circonstance, que mon mouchoir a quitté la poche de ma redingote. Je suis poussé, soulevé et viré dans tous les sens par le peuple le plus gai, le plus bavard, le plus vif et le plus adroit qu’on puisse imaginer, et voici précisément une jeune commère qui, tandis que j’admire ses magnifiques cheveux noirs, m’envoie, d’un coup de son épaule élastique et puissante, à trois pas en arrière, sans m’endommager, dans les bras d’un mangeur de macaroni qui me reçoit en souriant.
Je suis à Naples. Comment j’y parvins avec quelques restes informes et mutilés de mes bagages, je ne puis le dire, pour la raison que je ne le sais pas moi-même. J’ai voyagé dans un effarement perpétuel, et je crois bien que j’avais tantôt en cette ville claire la mine d’un hibou au soleil. Cette nuit, c’est bien pis! Voulant observer les mœurs populaires, j’allai dans la Strada di Porto, où je suis présentement. Autour de moi, des groupes animés se pressent devant les boutiques de victuailles, et je flotte comme une épave au gré de ces flots vivants qui, quand ils submergent, caressent encore. Car ce peuple napolitain a, dans sa vivacité, je ne sais quoi de doux et de flatteur. Je ne suis point bousculé, je suis bercé, et je pense que, à force de me balancer deçà delà, ces gens vont m’endormir debout. J’admire, en foulant les dalles de lave de la Strada, ces portefaix et ces pêcheurs qui vont, parlent, chantent, fument, gesticulent, se querellent et s’embrassent avec une étonnante rapidité. Ils vivent à la fois par tous les sens et, sages sans le savoir, mesurent leurs désirs à la brièveté de la vie. Je m’approchai d’un cabaret fort achalandé et je lus sur la porte ce quatrain en patois de Naples:
Horace donnait de semblables conseils à ses amis. Vous les reçûtes, Postumus; vous les entendîtes, Leuconoé, belle révoltée qui vouliez savoir les secrets de l’avenir. Cet avenir est maintenant le passé et nous le connaissons. En vérité, vous aviez bien tort de vous tourmenter pour si peu, et votre ami se montrait homme de sens en vous conseillant d’être sage et de filtrer vos vins grecs. Sapias, vina liques. C’est ainsi qu’une belle terre et qu’un ciel pur conseillent les calmes voluptés. Mais il y a des âmes tourmentées d’un sublime mécontentement; ce sont les plus nobles. Vous fûtes de celles-là, Leuconoé; et, venu sur le déclin de ma vie dans la ville où brilla votre beauté, je salue avec respect votre ombre mélancolique. Les âmes semblables à la vôtre qui parurent dans la chrétienté furent des âmes de saintes, et leurs miracles emplissent la Légende dorée. Votre ami Horace a laissé une postérité moins généreuse, et je vois un de ses petits-fils en la personne du cabaretier poète qui, présentement, verse du vin dans des tasses, sous son enseigne épicurienne.
Et pourtant la vie donne raison à l’ami Flaccus, et sa philosophie est la seule qui s’accommode au train des choses. Voyez-moi ce gaillard qui, appuyé à un treillis couvert de pampres, mange une glace en regardant les étoiles. Il ne se baisserait pas pour ramasser ce vieux manuscrit que je vais chercher à travers tant de fatigues. Et en vérité l’homme est fait plutôt pour manger des glaces que pour compulser de vieux textes.
Je continuais à errer autour des buveurs et des chanteurs. Il y avait des amoureux qui mordaient à de beaux fruits en se tenant par la taille. Il faut bien que l’homme soit naturellement mauvais, car toute cette joie étrangère m’attristait profondément. Cette foule étalait un goût si naïf de la vie que toutes mes pudeurs de vieux scribe s’en effarouchaient. Puis, j’étais désespéré de ne rien comprendre aux paroles qui résonnaient dans l’air. C’était pour un philologue une humiliante épreuve. J’étais donc fort maussade, quand quelques mots prononcés derrière moi me firent dresser l’oreille.