Quand je me retournai vers elle nos regards se rencontrèrent.
Une poule noire vint picorer dans la chambre mal balayée.
– Tu veux du pain, sorcière, dit la jeune femme en lui jetant des miettes qui restaient sur la table.
Je reconnus la voix que j’avais entendue la nuit à Santa-Lucia.
– Excusez, madame, dis-je aussitôt. Bien qu’inconnu de vous, je dois acquitter un devoir en vous remerciant de la sollicitude que vous a inspirée un vieux compatriote errant sur le tard, dans les rues de Naples.
– Vous me reconnaissez, monsieur, répondit-elle, je vous reconnais aussi.
– À mon dos, madame?
– Ah! vous avez entendu quand j’ai dit à mon mari que vous aviez le dos bon. Cela ne peut pas vous déplaire. Je serais désolée de vous avoir fâché.
– Vous m’avez flatté, au contraire, madame. Et votre observation me semble, tout au moins dans son principe, juste et profonde. La physionomie n’est pas que dans les traits du visage. Il y a des mains spirituelles et des mains sans imagination. Il y a des genoux hypocrites, des coudes égoïstes, des épaules arrogantes et de bons dos.
– C’est vrai, me dit-elle. Mais je vous reconnais de visage. Nous nous étions déjà rencontrés auparavant, en Italie ou ailleurs, je ne sais plus. Le prince et moi, nous voyageons beaucoup.
– Je ne crois pas avoir jamais eu l’heureuse fortune de vous rencontrer, madame, lui répondis-je. Je suis un vieux solitaire. J’ai passé ma vie sur des livres et n’ai guère voyagé. Vous l’avez vu à mon embarras, qui vous a fait pitié. Je regrette d’avoir mené une vie recluse et sédentaire. On apprend sans doute quelque chose dans les livres, mais on apprend beaucoup plus en voyant du pays.
– Vous êtes Parisien?
– Oui, madame. J’habite depuis quarante ans la même maison et je n’en sors guère. Il est vrai que cette maison est située sur le bord de la Seine, dans le lieu le plus illustre et le plus beau du monde. Je vois de ma fenêtre les Tuileries et le Louvre, le Pont-Neuf, les tours de Notre-Dame, les tourelles du Palais de justice et la flèche de la Sainte-Chapelle. Toutes ces pierres parlent: elles me content la prodigieuse histoire des Français.
À ce discours, la jeune femme semblait émerveillée.
– Votre appartement est sur le quai? me dit-elle vivement.
– Sur le quai Malaquais, lui répondis-je, au troisième étage, dans la maison du marchand de gravures. Je me nomme Sylvestre Bonnard. Mon nom est peu connu, mais c’est celui d’un membre de l’Institut, et c’est assez pour moi que mes amis ne l’oublient pas.
Elle me regarda avec une expression extraordinaire de surprise, d’intérêt, de mélancolie et d’attendrissement, et je ne pouvais concevoir qu’un si simple récit pût donner à cette jeune inconnue des émotions si diverses et si vives.
J’attendais qu’elle expliquât sa surprise, mais un colosse silencieux, doux et triste entra dans la salle.
– Mon mari, me dit-elle; le prince Trépof.
Et me désignant à lui:
– Monsieur Sylvestre Bonnard, membre de l’Institut de France.
Le prince salua des épaules. Il les avait hautes, larges et mornes.
– Ma chère amie, dit-il, je suis désolé de vous arracher à la conversation de M. Sylvestre Bonnard. Mais la voiture est attelée et il faut que nous arrivions à Mello avant la nuit.
Elle se leva, prit les roses que son hôte lui avait offertes et sortit de l’auberge. Je la suivis, tandis que le prince surveillait l’attelage des mules et éprouvait la solidité des sangles et des courroies. Demeurée sous la treille, elle me dit en souriant:
– Nous allons à Mello; c’est un horrible village à six lieues de Girgenti, et vous ne devineriez jamais pourquoi nous y allons. N’essayez pas. Nous allons chercher une boîte d’allumettes. Dimitri collectionne les boîtes d’allumettes. Il a essayé de toutes les collections, les colliers de chien, les boutons d’uniforme, les timbres-poste. Mais il n’y a plus que les boîtes d’allumettes qui l’intéressent…, les petites boîtes en carton avec des chromos. Nous avons déjà réuni cinq mille deux cent quatorze types différents. Il y en a qui nous ont donné une peine affreuse à trouver. Ainsi, nous savions qu’on avait fait à Naples des boîtes avec les portraits de Mazzini et de Garibaldi et que la police avait saisi les boîtes et emprisonné le fabricant. À force de chercher et de demander, nous avons trouvé une de ces boîtes chez un contadin, qui nous l’a vendue cent lires et nous a dénoncés à la police. Les sbires visitèrent nos bagages. Ils ne trouvèrent pas la boîte, mais ils emportèrent mes bijoux. Alors j’ai pris goût à cette collection. Nous irons, l’été, en Suède pour compléter nos séries.
J’éprouvai (dois-je le dire?) quelque pitié sympathique pour ces opiniâtres collectionneurs. Sans doute j’eusse préféré voir monsieur et madame Trépof recueillir en Sicile des marbres antiques, des vases peints ou des médailles. J’eusse aimé les voir occupés des ruines d’Agrigente et des traditions poétiques de l’Éryx. Mais enfin ils faisaient une collection, ils étaient de la confrérie, et pouvais-je les railler sans me railler un peu moi-même?
– Vous savez maintenant, ajouta-t-elle, pourquoi nous voyageons dans cet affreux pays.
À ce coup, ma sympathie cessa et je ressentis quelque indignation.
– Ce pays n’est pas affreux, madame, répondis-je. Cette terre est une terre de gloire. La beauté est une si grande et si auguste chose, que des siècles de barbarie ne peuvent l’effacer à ce point qu’il n’en reste des vestiges adorables. La majesté de l’antique Cérès plane encore sur ces collines arides, et la Muse grecque, qui fit résonner de ses accents divins Aréthuse et le Ménale, chante encore à mes oreilles sur la montagne dénudée et dans la source tarie. Oui, madame, aux derniers jours de la terre, quand notre globe inhabité, comme aujourd’hui la lune, roulera dans l’espace son cadavre blême, le sol qui porte les ruines de Sélinonte gardera dans la mort universelle les signes de la beauté, et alors, alors du moins, il n’y aura plus de bouche frivole pour blasphémer ses grandeurs solitaires.
À peine eus-je prononcé ces paroles que j’en sentis la sottise. «Bonnard, me dis-je, un vieil homme, qui, comme toi, consuma sa vie sur les livres, ne sait pas converser avec les femmes.» Heureusement pour moi, madame Trépof n’avait pas plus compris mon discours que si c’eût été du grec.
Elle me dit avec douceur:
– Dimitri s’ennuie et, moi, je m’ennuie. Nous avons les boîtes d’allumettes. Mais on se lasse même des boîtes d’allumettes. Autrefois j’avais des ennuis et je ne m’ennuyais pas; les ennuis, c’est une grande distraction.
Attendri par la misère morale de cette jolie personne:
– Madame, lui dis-je, je vous plains de n’avoir point d’enfant. Si vous en aviez un, le but de votre vie vous apparaîtrait et vos pensées seraient en même temps plus graves et plus consolantes.