Après avoir lu quinze pages, évidemment écrites par un scribe ignorant et distrait, car j’eus quelque peine à en saisir le sens, je plongeai la main dans la poche béante de ma redingote pour en tirer ma tabatière, mais ce mouvement si naturel et quasi instinctif me coûta cette fois un peu d’effort et de fatigue; toutefois j’ouvris la boîte d’argent et j’en tirai quelques grains de la poudre odorante, qui s’éparpillèrent le long du plastron de ma chemise, sous mon nez frustré. Je suis certain que mon nez exprima son désappointement, car il est fort expressif. Il a trahi plusieurs fois mes plus intimes pensées et notamment dans la bibliothèque publique de Coutances, où je découvris, à la barbe de mon collègue Brioux, le cartulaire de Notre-Dame des Anges.
Quelle ne fut pas ma joie! Mes yeux, petits et ternes sous leurs lunettes, n’en laissèrent rien voir. Mais à la seule vue de mon nez en pied de marmite, qui frémissait de joie et d’orgueil, Brioux devina que j’avais fait une trouvaille. Il remarqua le volume que je tenais, nota l’endroit où je le mis en quittant la place, l’alla prendre sur mes talons, le copia en cachette et le publia à la hâte, pour me jouer un tour. Mais, croyant m’engeigner, il s’engeigna lui-même. Son édition fourmille de fautes, et j’eus la satisfaction d’y relever quelques grosses bévues.
Pour revenir au point où j’étais, je soupçonnai qu’une lourde somnolence pesait sur mon esprit. J’avais sous les yeux une charte dont chacun peut apprécier l’intérêt, quand j’aurai dit que mention y est faite d’un clapier vendu à Jehan d’Estourville, prêtre, en 1212. Mais, bien que j’en sentisse alors toute l’importance, je n’y donnai pas l’attention qu’un tel document exigeait impérieusement. Mes yeux, quoi que je fisse, se tournaient vers un côté de la table qui ne présentait aucun objet important au point de vue de l’érudition. Il n’y avait à cet endroit qu’un assez gros volume allemand, relié en peau de truie, avec des clous de cuivre aux plats et d’épaisses nervures sur le dos. C’était un bel exemplaire de cette compilation recommandable seulement pour les gravures sur bois dont elle est ornée et qui est si connue sous le nom de Chronique de Nuremberg. Le volume, dont les plats étaient légèrement entrebâillés, reposait sur sa tranche médiane.
Je ne saurais dire depuis combien de temps mes regards étaient attachés sans cause sur ce vieil in-folio, quand ils furent captivés par un spectacle tellement extraordinaire qu’un homme totalement dépourvu d’imagination, comme je suis, devait lui-même en être vivement frappé.
Je vis tout à coup, sans m’être aperçu de sa venue, une petite personne assise sur le dos du livre, un genou replié et une jambe pendante, à peu près dans l’attitude que prennent sur leur cheval les amazones d’Hyde-Park ou du bois de Boulogne. Elle était si petite que son pied ballant ne descendait pas jusqu’à la table sur laquelle s’étalait en serpentant la queue de sa robe. Mais son visage et ses formes étaient d’une femme adulte. L’ampleur de son corsage et la rondeur de sa taille ne laissaient aucun doute à cet égard, même à un vieux savant comme moi. J’ajouterai, sans crainte de me tromper, qu’elle était fort belle et de mine fière, car mes études iconographiques m’ont habitué de longue date à reconnaître la pureté d’un type et le caractère d’une physionomie. La figure de cette dame, assise si inopinément sur le dos d’une Chronique de Nuremberg, respirait une noblesse mélangée de mutinerie. Elle avait l’air d’une reine, mais d’une reine capricieuse; et je jugeai, à la seule expression de son regard, qu’elle exerçait quelque part une grande autorité avec beaucoup de fantaisie. Sa bouche était impérieuse et ironique et ses yeux bleus riaient d’une façon inquiétante sous des sourcils noirs, dont l’arc était très pur. J’ai toujours entendu dire que les sourcils noirs sont très séants aux blondes, et cette dame était blonde. En somme, l’impression qu’elle donnait était celle de la grandeur.
Il peut sembler étrange qu’une personne haute comme une bouteille et qui aurait disparu dans la poche de ma redingote, s’il n’eût pas été irrévérencieux de l’y mettre, donnât précisément l’idée de la grandeur. Mais il y avait dans les proportions de la dame assise sur la Chronique de Nuremberg une sveltesse si fière, une harmonie si majestueuse, elle gardait une attitude à la fois si aisée et si noble, qu’elle me parut grande. Bien que mon encrier, qu’elle considérait avec une attention moqueuse comme si elle eût pu lire par avance tous les mots qui devaient en sortir au bout de ma plume, fût pour elle un bassin profond où elle eût noirci jusqu’à la jarretière ses bas de soie rose à coins d’or, elle était grande, vous dis-je, et imposante dans son enjouement.
Son costume, approprié à sa physionomie, était d’une extrême magnificence; il consistait en une robe de brocart d’or et d’argent et en un manteau de velours nacarat, doublé de menu vair. La coiffure était une sorte de hennin à deux cornes, que des perles d’un bel orient rendaient clair et lumineux comme le croissant de la lune. Sa petite main blanche tenait une baguette qui attira mon attention d’une manière d’autant plus efficace que mes études archéologiques m’ont disposé à reconnaître avec quelque certitude les insignes par lesquels se distinguent les notables personnes de la légende et de l’histoire. Cette connaissance me fut utile en cette occasion. J’examinai la baguette, et je reconnus qu’elle avait été taillée dans une menue branche de coudrier. C’est, me dis-je, une baguette de fée; conséquemment, la dame qui la tient est une fée.
Heureux de connaître la personne à qui j’avais affaire, j’essayai de rassembler mes idées pour lui adresser un compliment respectueux. J’eusse éprouvé quelque satisfaction, je le confesse, à lui parler doctement du rôle de ses pareilles, tant dans les races saxonne et germanique, que dans l’Occident latin. Une telle dissertation était dans ma pensée une façon ingénieuse de remercier cette dame d’être apparue à un vieil érudit, contrairement à l’usage constant de ses semblables, qui ne se montrent qu’aux enfants naïfs et aux villageois incultes.
«Pour être fée, on n’en est pas moins femme, me disais-je, et puisque madame Récamier, ainsi que je l’ouïs dire à J.-J. Ampère, comptait pour quelque chose l’impression que produisait sa beauté sur les petits ramoneurs, la dame surnaturelle qui est assise sur la Chronique de Nuremberg sera sans doute flattée d’entendre un érudit la traiter doctement comme une médaille, un sceau, une fibule ou un jeton.» Mais cette entreprise, qui coûtait beaucoup à ma timidité, me devint vraiment impossible, quand je vis la dame de la Chronique tirer vivement d’une aumônière, qu’elle portait au côté, des noisettes plus petites que je n’en vis jamais, en briser les coquilles entre ses dents et me les jeter au nez, tandis qu’elle croquait l’amande avec la gravité d’un enfant qui tète.
En une telle conjoncture, je fis ce qu’exigeait la dignité de la science, je me tus. Mais, les coquilles m’ayant causé un chatouillement pénible, je portai la main à mon nez et je constatai alors, à ma grande surprise, que mes lunettes en chevauchaient l’extrémité et que je voyais la dame non à travers, mais par-dessus les verres, chose incompréhensible, puisque mes yeux, usés sur les vieux textes, ne distinguent pas sans besicles un melon d’une carafe, placés tous deux au bout de mon nez.
Ce nez, remarquable par sa masse, sa forme et sa coloration, attira légitimement l’attention de la fée, car elle saisit ma plume d’oie, qui s’élevait comme un panache au-dessus de l’encrier, et elle promena sur mon nez les barbes de cette plume. J’eus parfois, en compagnie, l’occasion de me prêter aux espiègleries innocentes des jeunes demoiselles qui, m’associant à leurs jeux, m’offraient leur joue à baiser à travers un dossier de chaise ou m’invitaient à éteindre une bougie qu’elles élevaient tout à coup hors de la portée de mon souffle. Mais jusque-là aucune personne du sexe ne m’avait soumis à des caprices aussi familiers que de m’agacer les narines avec les barbes de ma propre plume. Je me rappelai heureusement une maxime de feu mon grand-père, qui avait coutume de dire que tout est permis aux dames, et que tout ce qui vient d’elles est grâce et faveur. Je reçus donc comme faveur et grâce les coquilles des noisettes et les barbes de la plume, et j’essayai de sourire. Bien plus! je pris la parole:
– Madame, dis-je avec politesse et dignité, vous accordez l’honneur de votre visite, non à un morveux ni à un rustre, mais bien à un bibliothécaire assez heureux pour vous connaître et qui sait que jadis vous emmêliez dans les crèches les crins de la jument, buviez le lait dans les jattes écumeuses, couliez des graines à gratter dans le dos des aïeules, faisiez pétiller l’âtre aux nez des bonnes gens et, pour tout dire, mettiez le désordre et la gaieté dans la maison. Vous pouvez vous vanter, de plus, d’avoir, le soir, dans les bois, fait les plus jolies peurs du monde aux couples attardés. Mais je vous croyais évanouie à jamais depuis trois siècles au moins. Se peut-il, madame, qu’on vous voie en ce temps de chemins de fer et de télégraphe? Ma concierge, qui fut nourrice en son temps, ne sait pas votre histoire, et mon petit voisin, que sa bonne mouche encore, affirme que vous n’existez point.