– Qu’en dites-vous? s’écria-t-elle d’une voix argentine, en se campant dans sa petite taille royale d’une façon cavalière et en fouettant comme un hippogriffe le dos de la Chronique de Nuremberg.
– Je ne sais, lui répondis-je, en me frottant les yeux.
Cette réponse, empreinte d’un scepticisme profondément scientifique, fit sur mon interlocutrice le plus déplorable effet.
– Monsieur Sylvestre Bonnard, me dit-elle, vous n’êtes qu’un cuistre. Je m’en étais toujours doutée. Le plus petit des marmots qui vont par les chemins avec un pan de chemise à la fente de leur culotte me connaît mieux que tous les gens à lunettes de vos Instituts et de vos Académies. Savoir n’est rien, imaginer est tout. Rien n’existe que ce qu’on imagine. Je suis imaginaire. C’est exister cela, je pense! On me rêve et je parais! Tout n’est que rêve, et, puisque personne ne rêve de vous, Sylvestre Bonnard, c’est vous qui n’existez pas. Je charme le monde; je suis partout, sur un rayon de lune, dans le frisson d’une source cachée, dans le feuillage mouvant qui chante, dans les blanches vapeurs qui montent, chaque matin, du creux des prairies, au milieu des bruyères roses, partout!… On me voit, on m’aime. On soupire, on frissonne sur la trace légère de mes pas qui font chanter les feuilles mortes. Je fais sourire les petits enfants, je donne de l’esprit aux plus épaisses nourrices. Penchée sur les berceaux, je lutine, je console et j’endors, et vous doutez que j’existe! Sylvestre Bonnard, votre chaude douillette recouvre le cuir d’un âne.
Elle se tut; l’indignation gonflait ses fines narines, et, tandis que j’admirais, malgré mon dépit, la colère héroïque de cette petite personne, elle promena ma plume dans l’encrier, comme un aviron dans un lac, et me la jeta au nez le bec en avant.
Je me frottai le visage, que je sentis tout mouillé d’encre. Elle avait disparu. Ma lampe s’était éteinte; un rayon de lune traversait la vitre et descendait sur la Chronique de Nuremberg. Un vent frais, qui s’était élevé sans que je m’en aperçusse, faisait voler plumes, papiers et pains à cacheter. Ma table était toute tachée d’encre. J’avais laissé ma fenêtre entrouverte pendant l’orage. Quelle imprudence!
III
Lusance, 12 août.
J’ai écrit à ma gouvernante, comme je m’y étais engagé, que j’étais sain et sauf. Mais je me suis bien gardé de lui dire que j’eus un rhume de cerveau pour m’être endormi le soir, dans la bibliothèque, pendant que la fenêtre était ouverte, car l’excellente femme ne m’eût pas plus ménagé les remontrances que les parlements aux rois. «À votre âge, monsieur, m’eût-elle dit, être si peu raisonnable!» Elle est assez simple pour croire que la raison augmente avec les années. Je lui semble une exception à cet égard.
N’ayant pas les mêmes motifs de taire mon aventure à madame de Gabry, je lui contai mon rêve tout au long. Je le lui contai comme il est dans ce journal et comme je l’eus en dormant. J’ignore l’art des fictions. Il se peut toutefois qu’en le contant et en l’écrivant j’aie mis çà et là quelques circonstances et quelques paroles qui n’y étaient point d’abord, non certes pour altérer la vérité, mais plutôt par un secret désir d’éclaircir et d’achever ce qui demeurait obscur et confus et en cédant peut-être à ce goût de l’allégorie que, dans mon enfance, j’ai reçu des Grecs.
Madame de Gabry m’écouta sans déplaisir.
– Votre vision, me dit-elle, est charmante, et il faut bien de l’esprit pour en avoir de pareilles.
– C’est donc, lui répondis-je, que j’ai de l’esprit quand je dors.
– Quand vous rêvez, reprit-elle; et vous rêvez toujours!
Je sais bien qu’en parlant ainsi, madame de Gabry n’avait pas d’autre idée que de me faire plaisir, mais cette seule pensée mérite toute ma reconnaissance, et c’est dans un esprit de gratitude et de douce remembrance que je la note en ce cahier, que je relirai jusqu’à ma mort et qui ne sera lu par personne autre que moi.
J’employai les jours qui suivirent à achever l’inventaire des manuscrits de la bibliothèque de Lusance. Quelques mots confidentiels qui échappèrent à M. Paul de Gabry me causèrent une surprise pénible et me déterminèrent à conduire mon travail autrement que je ne l’avais commencé. J’appris de lui que la fortune de M. Honoré de Gabry, mal gérée depuis longtemps et emportée en grande partie par la faillite d’un banquier dont il me tut le nom, n’était transmise aux héritiers de l’ancien pair de France que sous la forme d’immeubles hypothéqués et de créances irrécouvrables.
M. Paul, d’accord avec ses cohéritiers, était décidé à vendre la bibliothèque, et je dus rechercher les moyens d’opérer cette vente le plus avantageusement possible. Étranger comme je le suis à tout négoce et trafic, je résolus de prendre conseil d’un libraire de mes amis. Je lui écrivis de me venir trouver à Lusance et, en attendant sa venue, je pris ma canne et mon chapeau et m’en allai visiter les églises du diocèse, dont quelques-unes renferment des inscriptions funéraires qui n’ont pas encore été relevées correctement.
Je quittai donc mes hôtes et partis en pèlerinage. Explorant tout le jour les églises et les cimetières, visitant les curés et les tabellions de village, soupant à l’auberge avec les colporteurs et les marchands de bestiaux, couchant dans des draps parfumés de lavande, je goûtai pendant une semaine entière un plaisir calme et profond à voir, tout en songeant aux morts, les vivants accomplir leur travail quotidien. Je ne fis, en ce qui concerne l’objet de mes recherches, que des découvertes médiocres qui me causèrent une joie modérée et par cela même salubre et nullement fatigante. Je relevai quelques épitaphes intéressantes et j’ajoutai à ce petit trésor plusieurs recettes de cuisine rustique dont un bon curé voulut bien me faire part.
Ainsi enrichi, je retournai à Lusance et je traversai la cour d’honneur avec l’intime satisfaction d’un bourgeois qui rentre chez lui. C’est là un effet de la bonté de mes hôtes, et l’impression que je ressentis alors sur leur seuil prouve mieux que tous les raisonnements l’excellence de leur hospitalité.
J’entrai jusque dans le grand salon sans rencontrer personne, et le jeune marronnier qui étendait là ses grandes feuilles me fit l’effet d’un ami. Mais ce que je vis ensuite sur la console me causa une telle surprise que je rajustai à deux mains mes besicles sur mon nez et que je me tâtai pour me redonner une notion au moins superficielle de ma propre existence. Il me vint à l’esprit, en une seconde, une vingtaine d’idées dont la plus soutenable fut que j’étais devenu fou. Il me semblait impossible que ce que je voyais existât, et il m’était impossible de ne pas le voir comme une chose existante. Ce qui causait ma surprise reposait, comme j’ai dit, sur la console, que surmontait une glace plombée et piquée.
Je m’aperçus dans cette glace, et je puis dire que j’ai vu une fois en ma vie l’image accomplie de la stupéfaction. Mais je me donnai raison à moi-même et je m’approuvai d’être stupéfait d’une chose stupéfiante.
L’objet, que j’examinais avec un étonnement que la réflexion ne diminuait pas, s’imposait à mon examen dans une entière immobilité. La persistance et la fixité du phénomène excluaient toute idée d’hallucination. Je suis totalement exempt des affections nerveuses qui perturbent le sens de la vue. La cause en est généralement due à des désordres stomacaux, et je suis pourvu, Dieu merci! d’un excellent estomac. D’ailleurs, les illusions de la vue sont accompagnées de circonstances particulières et anormales qui frappent les hallucinés eux-mêmes et leur inspirent une sorte d’effroi. Or, je n’éprouvais rien de semblable, et l’objet que je voyais, bien qu’impossible en soi, m’apparaissait dans toutes les conditions de la réalité naturelle. Je remarquais qu’il avait trois dimensions et des couleurs et qu’il portait ombre. Ah! si je l’examinais! Les larmes m’en vinrent aux yeux, et je dus essuyer les verres de mes lunettes.
Enfin il fallut me rendre à l’évidence et constater que j’avais devant les yeux, la fée, la fée que j’avais rêvée l’autre soir dans la bibliothèque. C’était elle, c’était elle, vous dis-je! Elle avait encore son air de reine enfantine, son attitude souple et fière; elle tenait dans la main sa baguette de coudrier; elle portait le hennin à deux cornes, et la queue de la robe de brocart serpentait autour de ses petits pieds. Même visage, même taille. C’est bien elle, et, pour qu’on ne s’y trompât pas, elle était assise sur le dos d’un vieux et gros bouquin tout semblable à la Chronique de Nuremberg. Son immobilité me rassurait à demi, et je craignis en vérité qu’elle ne tirât encore des noisettes de son aumônière pour m’en jeter les coquilles au visage.