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Je restais là, bras ballants et bouche bée, quand la voix de madame de Gabry résonna à mon oreille.

– Vous examinez votre fée, monsieur Bonnard, me dit mon hôtesse; eh bien! la trouvez-vous ressemblante?

Cela fut vite dit; mais, en l’entendant, j’eus le temps de reconnaître que ma fée était une statuette modelée en cires colorées, avec beaucoup de goût et de sentiment, par une main encore inexpérimentée. Le phénomène, ainsi ramené à une interprétation rationnelle, ne laissait pas de me surprendre encore. Comment et par qui la dame de la Chronique était-elle parvenue à une existence matérielle? C’est ce qu’il me tardait d’apprendre.

Me tournant vers madame de Gabry, je m’aperçus qu’elle n’était pas seule. Une jeune fille vêtue de noir se tenait près d’elle. Elle avait des yeux d’un gris aussi doux que le ciel de l’Île-de-France, et d’une expression à la fois intelligente et naïve. Au bout de ses bras un peu grêles se tourmentaient deux mains déliées, mais rouges, comme il convient à des mains de jeune fille. Prise dans sa robe de mérinos, elle était tout d’un jet comme un jeune arbre, et sa grande bouche annonçait la franchise. Je ne puis dire combien cette enfant me plut tout d’abord. Elle n’était pas belle, mais les trois fossettes de ses joues et de son menton riaient, et toute sa personne, qui gardait la gaucherie de l’innocence, avait je ne sais quoi de brave et de bon.

Mes regards allaient de la statuette à la fillette et je vis celle-ci rougir, mais franchement, largement, à flot.

– Eh bien, me dit mon hôtesse, qui, accoutumée à mes distractions, me faisait volontiers deux fois la même question, est-ce là véritablement la dame qui, pour vous voir, entra par la fenêtre que vous aviez laissée ouverte? Elle fut bien effrontée, mais vous bien imprudent. Enfin la reconnaissez-vous?

– C’est elle, répondis-je, et je la revois sur cette console telle que je la vis sur la table de la bibliothèque.

– S’il en est ainsi, répondit madame de Gabry, prenez-vous-en de cette ressemblance à vous d’abord, qui, pour un homme dénué de toute imagination, comme vous dites être, savez peindre vos songes sous de vives couleurs; à moi ensuite, qui retins et sus redire fidèlement votre rêve, et enfin et surtout à mademoiselle Jeanne, qui a, sur mes indications précises, modelé la cire que vous voyez là.

Madame de Gabry avait pris, en parlant, la main de la jeune fille, mais celle-ci s’était dégagée et fuyait déjà dans le parc.

Madame de Gabry la rappela:

– Jeanne!… Peut-on être sauvage à ce point! Venez qu’on vous gronde!

Mais rien ne fit, et l’effarouchée disparut dans le feuillage. Madame de Gabry s’assit dans le seul fauteuil qui restât au salon délabré.

– Je serais bien surprise, me dit-elle, si mon mari ne vous avait pas déjà parlé de Jeanne. Nous l’aimons beaucoup, et c’est une excellente enfant. Dites vrai, comment trouvez-vous sa statuette?

Je répondis que c’était un ouvrage plein d’esprit et de goût, mais qu’il manquait à l’auteur l’étude et la pratique; qu’au reste j’étais touché au possible de ce que de jeunes doigts eussent brodé de la sorte sur le canevas d’un bonhomme et figuré d’une façon si brillante les songeries d’un vieux radoteur.

– Si je vous demande ainsi votre avis, reprit madame de Gabry, c’est que Jeanne est une pauvre orpheline. Croyez-vous qu’elle puisse gagner quelque argent à faire des statuettes comme celle-ci?

– Pour cela, non! répondis-je; et il n’y a pas trop à le regretter. Cette demoiselle est, dites-vous, affectueuse et tendre; je vous en crois et j’en crois son visage. La vie d’artiste a des entraînements qui font sortir de la règle et de la mesure les âmes généreuses. Cette jeune créature est pétrie d’une argile aimante. Mariez-la.

– Mais elle n’a pas de dot! me répondit madame de Gabry.

Puis, baissant un peu la voix:

– À vous, monsieur Bonnard, je puis tout dire. Le père de cette enfant était un financier bien connu. Il montait de grandes affaires. Il avait l’esprit aventureux et séduisant. Ce n’était pas un malhonnête homme: il se trompait lui-même avant de tromper les autres. Et c’est encore là, peut-être, la plus grande habileté. Nous étions en relations fréquentes avec lui. Il nous ensorcela tous, mon mari, mon oncle, mes cousins. Son effondrement fut subit. Dans ce désastre, la fortune de mon oncle – Paul vous l’a dit – sombra aux trois quarts. Nous fûmes beaucoup moins atteints, et, puisque nous n’avons pas d’enfants!… Il mourut peu de temps après sa ruine, ne laissant absolument rien; c’est ce qui me fait dire qu’il était probe. Vous devez connaître son nom, qu’on a vu dans les journaux: Noël Alexandre. Sa femme était fort aimable; je crois qu’elle avait été jolie. Elle aimait un peu trop paraître. Mais elle montra du courage et de la dignité lors de la ruine de son mari. Elle mourut un an après lui, laissant Jeanne seule au monde. Elle n’avait rien pu sauver de sa fortune personnelle, qui était assez belle. Madame Noël Alexandre était une Allier, la fille d’Achille Allier, de Nevers.

– La fille de Clémentine! m’écriai-je. Clémentine est morte et sa fille est morte! L’humanité se compose presque tout entière des morts, tant c’est peu que les vivants au regard de la multitude de ceux qui ont vécu. Qu’est-ce donc que cette vie, plus brève que la brève mémoire des hommes!

Et je fis cette prière mentale:

«D’où vous êtes aujourd’hui, Clémentine, regardez ce cœur maintenant refroidi par l’âge, mais dont le sang bouillonna jadis pour vous, et dites s’il ne se ranime pas à la pensée d’aimer ce qui reste de vous sur la terre. Tout passe, puisque vous avez passé, vous et votre fille; mais la vie est immortelle; c’est elle qu’il faut aimer dans ses figures sans cesse renouvelées.

» J’étais avec mes livres comme l’enfant qui agite des osselets. Ma vie, en ses derniers jours prend un sens, un intérêt, une raison d’être. Je suis grand-père. La petite-fille de Clémentine est pauvre. Je ne veux pas qu’un autre que moi la pourvoie et la dote.»

Voyant que je pleurais, madame de Gabry s’éloigna lentement.

IV

Paris, 16 avril.

Saint Droctovée et les premiers abbés de Saint-Germain-des-Prés m’occupent depuis quarante ans, mais je ne sais si j’écrirai leur histoire avant d’aller les rejoindre. Il y a déjà longtemps que je suis vieux. Un jour de l’an passé, sur le pont des Arts, quelqu’un de mes confrères de l’Institut se plaignit devant moi de l’ennui de vieillir. «C’est encore, lui répondit Sainte-Beuve, le seul moyen qu’on ait trouvé de vivre longtemps.» J’ai usé de ce moyen, et je sais ce qu’il vaut. Le dommage est, non point de trop durer, mais bien de voir tout passer autour de soi. Mère, femme, amis, enfants, la nature fait et défait ces divins trésors avec une morne indifférence, et il se trouve qu’enfin nous n’avons aimé, nous n’avons embrassé que des ombres. Mais il en est de si douces! Si jamais créature glissa comme une ombre dans la vie d’un homme, c’est bien la jeune fille que j’aimais quand (chose incroyable à cette heure) j’étais moi-même un jeune homme. Et pourtant le souvenir de cette ombre est encore aujourd’hui une des meilleures réalités de ma vie.

Un sarcophage chrétien des catacombes de Rome porte une formule d’imprécation dont j’ai appris avec le temps à comprendre le sens terrible. Il y est dit: «Si quelque impie viole cette sépulture, qu’il meure le dernier des siens!» En ma qualité d’archéologue, j’ai ouvert des tombeaux, remué des cendres, pour recueillir les lambeaux d’étoffes, les ornements de métal et les gemmes qui étaient mêlés à ces cendres. Je l’ai fait par une curiosité de savant, de laquelle la vénération et la piété n’étaient point absentes. Puisse la malédiction gravée par un des premiers disciples des apôtres sur la tombe d’un martyr ne jamais m’atteindre! Mais comment me frapperait-elle? Je ne dois pas craindre de survivre aux miens tant qu’il y aura des hommes sur la terre, car il en est toujours qu’on peut aimer.

Hélas! la puissance d’aimer s’affaiblit et se perd avec l’âge comme toutes les autres énergies de l’homme. L’exemple le prouve et c’est là ce qui m’effraie. Suis-je certain de n’avoir pas moi-même éprouvé déjà ce grand dommage? Je l’aurais assurément éprouvé sans une heureuse rencontre qui m’a rajeuni. Les poètes parlent de la fontaine de Jouvence: elle existe, elle jaillit de dessous terre à chacun de nos pas. Et l’on passe sans y boire!