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Je l’invitai à n’en rien faire et le renvoyai content. Quand la toilette verte se fut évanouie avec le colporteur dans l’ombre du corridor, je demandai à ma gouvernante d’où nous était tombé ce pauvre petit homme.

– Tombé est le mot, me répondit-elle; il nous est tombé des toits, monsieur, où il habite avec sa femme.

– Il a une femme, dites-vous, Thérèse? Cela est merveilleux!

Les femmes sont de bien étranges créatures. Celle-ci doit être une pauvre petite femme.

– Je ne sais trop ce qu’elle est, me répondit Thérèse, mais je la vois chaque matin traîner dans l’escalier des robes de soie tachées de graisse. Elle coule des yeux luisants. Et, en bonne justice, ces yeux et ces robes-là conviennent-ils à une femme qu’on a reçue par charité? Car on les a pris dans le grenier pendant le temps qu’on répare le toit, en considération de ce que le mari est malade et la femme dans un état intéressant. La concierge dit même que ce matin elle a senti les douleurs et qu’elle est alitée à cette heure. Ils avaient bien besoin d’avoir un enfant!

– Thérèse, répondis-je, ils n’en avaient sans doute nul besoin. Mais la nature voulait qu’ils en fissent un; elle les a fait tomber dans son piège. Il faut une prudence exemplaire pour déjouer les ruses de la nature. Plaignons-les et ne les blâmons pas! Quant aux robes de soie, il n’est pas de jeune femme qui ne les aime. Les filles d’Ève adorent la parure. Vous-même, Thérèse, qui êtes grave et sage, quels cris vous poussez quand il vous manque un tablier blanc pour servir à table! Mais, dites-moi, ont-ils le nécessaire dans leur grenier?

– Et comment l’auraient-ils, monsieur? Le mari, que vous venez de voir, était courtier en bijouterie, à ce que m’a dit la concierge, et on ne sait pas pourquoi il ne vend plus de montres. Il vend maintenant des almanachs. Ce n’est pas là un métier honnête, et je ne croirai jamais que Dieu bénisse un marchand d’almanachs. La femme, entre nous, m’a tout l’air d’une propre à rien, d’une Marie-couche-toi-là. Je la crois capable d’élever un enfant comme moi de jouer de la guitare. On ne sait d’où cela vient, mais je suis certaine qu’ils arrivent par le coche de Misère du pays de Sans-Souci.

– D’où qu’ils viennent, Thérèse, ils sont malheureux, et leur grenier est froid.

– Pardi! le toit est crevé en plusieurs endroits et la pluie du ciel y coule en rigoles. Ils n’ont ni meubles ni linge. L’ébéniste et le tisserand ne travaillent pas, je pense, pour des chrétiens de cette confrérie-là!

– Cela est fort triste, Thérèse, et voilà une chrétienne moins bien pourvue que ce païen d’Hamilcar. Que dit-elle?

– Monsieur, je ne parle jamais à ces gens-là. Je ne sais ce qu’elle dit, ni ce qu’elle chante. Mais elle chante toute la journée. Je l’entends de l’escalier quand j’entre ou quand je sors.

– Eh bien! l’héritier des Coccoz pourra dire, comme l’œuf, dans la devinette villageoise: «Ma mère me fit en chantant.»

Pareille chose advint à Henri IV. Quand Jeanne d’Albret se sentit prise des douleurs, elle se mit à chanter un vieux cantique béarnais:

Notre-Dame du bout du pont,

Venez à mon aide en cette heure!

Priez le Dieu du ciel

Qu’il me délivre vite,

Qu’il me donne un garçon!

Il est évidemment déraisonnable de donner la vie à des malheureux. Mais cela se fait journellement, ma pauvre Thérèse, et tous les philosophes du monde ne parviendront pas à réformer cette sotte coutume. Madame Coccoz l’a suivie et elle chante. Voilà qui est bien! Mais, dites-moi, Thérèse, n’avez-vous pas mis aujourd’hui le pot-au-feu?

– Je l’ai mis, monsieur, et même il n’est que temps que j’aille l’écumer.

– Fort bien! mais ne manquez point, Thérèse, de tirer de la marmite un bon bol de bouillon, que vous porterez à madame Coccoz, notre hyper-voisine.

Ma gouvernante allait se retirer quand j’ajoutai fort à propos:

– Thérèse, veuillez donc, avant tout, appeler votre ami le commissionnaire, et dites-lui de prendre dans notre bûcher une bonne crochetée de bois qu’il montera au grenier des Coccoz. Surtout qu’il ne manque pas de mettre dans son tas une maîtresse bûche, une vraie bûche de Noël. Quant à l’homonculus, je vous prie, s’il revient, de le consigner poliment à ma porte, lui et tous ses livres jaunes.

Ayant pris ces petits arrangements avec l’égoïsme raffiné d’un vieux célibataire, je me remis à lire mon catalogue.

Avec quelle surprise, quelle émotion, quel trouble j’y vis cette mention, que je ne puis transcrire sans que ma main tremble:

«La légende dorée de Jacques de Gênes (Jacques de Voragine), traduction française, petit in-4°.

» Ce manuscrit, du XIVe siècle, contient, outre la traduction assez complète de l’ouvrage célèbre de Jacques de Voragine: 1° les légendes des saints Ferréol, Ferrution, Germain, Vincent et Droctovée; 2° un poème sur la Sépulture miraculeuse de Monsieur saint Germain d’Auxerre. Cette traduction, ces légendes et ce poème sont dus au clerc Jean Toutmouillé.

» Le manuscrit est sur vélin. Il contient un grand nombre de lettres ornées et deux miniatures finement exécutées, mais dans un mauvais état de conservation; l’une représente la Purification de la Vierge, et l’autre le couronnement de Proserpine.»

Quelle découverte! La sueur m’en vint au front, et mes yeux se couvrirent d’un voile. Je tremblai, je rougis et, ne pouvant plus parler, j’éprouvai le besoin de pousser un grand cri.

Quel trésor! J’étudie depuis quarante ans la Gaule chrétienne et spécialement cette glorieuse abbaye de Saint-Germain-des-Prés d’où sortirent ces rois-moines qui fondèrent notre dynastie nationale. Or, malgré la coupable insuffisance de la description, il était évident pour moi que ce manuscrit provenait de la grande abbaye. Tout me le prouvait: les légendes ajoutées par le traducteur se rapportaient toutes à la pieuse fondation du roi Childebert. La légende de saint Droctovée était particulièrement significative, car c’est celle du premier abbé de ma chère abbaye. Le poème en vers français, relatif à la sépulture de saint Germain, me conduisait dans la nef même de la vénérable basilique, qui fut le nombril de la Gaule chrétienne.

La Légende dorée est par elle-même un vaste et gracieux ouvrage. Jacques de Voragine, définiteur de l’ordre de Saint-Dominique et archevêque de Gênes, assembla au XIIIe siècle les traditions relatives aux saints de la catholicité, et il en forma un recueil d’une telle richesse qu’on s’écria dans les monastères et dans les châteaux: «C’est la légende dorée!» La Légende dorée est surtout opulente en hagiographie italienne. Les Gaules, les Allemagnes, l’Angleterre y ont peu de place. Voragine n’aperçoit qu’à travers une froide brume les plus grands saints de l’Occident. Aussi les traducteurs aquitains, germains et saxons de ce bon légendaire prirent-ils le soin d’ajouter à son récit les vies de leurs saints nationaux.

J’ai lu et collationné bien des manuscrits de la Légende dorée. Je connais ceux que décrit mon savant collègue M. Paulin Paris, dans son beau catalogue des manuscrits de la bibliothèque du roi. Il y en a deux notamment qui ont fixé mon attention. L’un est du XIVe siècle et contient une traduction de Jean Belet; l’autre, plus jeune d’un siècle, renferme la version de Jacques Vignay. Ils proviennent tous deux du fonds Colbert et furent placés sur les tablettes de cette glorieuse Colbertine par les soins du bibliothécaire Baluze, dont je ne puis prononcer le nom sans ôter mon bonnet, car, dans le siècle des géants de l’érudition, Baluze étonne par sa grandeur. Je connais un très curieux codex du fonds Bigot; je connais soixante-quatorze éditions imprimées, à commencer par leur vénérable aïeule à toutes, la gothique de Strasbourg, qui fut commencée en 1471, et terminée en 1475. Mais aucun de ces manuscrits, aucune de ces éditions ne contient les légendes des saints Ferréol, Ferrution, Germain, Vincent et Droctovée, aucun ne porte le nom de Jean Toutmouillé, aucun enfin ne sort de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés. Ils sont tous au manuscrit décrit par M. Thompson ce que la paille est à l’or. Je voyais de mes yeux, je touchais du doigt un témoignage irrécusable de l’existence de ce document. Mais le document lui-même, qu’était-il devenu? Sir Thomas Raleigh était allé finir sa vie sur les bords du lac de Côme où il avait emporté une partie de ses nobles richesses. Où donc s’en étaient-elles allées, après la mort de cet élégant curieux? Où donc s’en était allé le manuscrit de Jean Toutmouillé?