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» – Mon neveu, s’écria le capitaine Victor, ta comète ne valait pas celle qui brillait dans les cheveux de l’impératrice Joséphine quand elle vint à Strasbourg distribuer des croix à l’armée.

» – Cette petite Joséphine aimait grandement la parure, reprit M. de Lessay, entre deux gorgées de café. Je ne l’en blâme pas; elle avait du bon, quoiqu’un peu légère. C’était une Tascher et elle fit grand honneur à Buonaparte en l’épousant. Une Tascher, ce n’est pas beaucoup dire, mais un Buonaparte, ce n’est rien dire du tout.

» – Qu’entendez-vous par là, monsieur le marquis? demanda le capitaine Victor.

» – Je ne suis pas marquis, répondit sèchement M. de Lessay, et j’entends que Buonaparte eût été fort bien apparié en épousant une de ces femmes cannibales que le capitaine Cook décrit dans ses voyages, nues, tatouées, un anneau dans les narines et dévorant avec délices des membres humains putréfiés.

» Je l’avais prévu, pensai-je, et dans mon angoisse (ô pauvre cœur humain!) ma première idée fut de remarquer la justesse de mes prévisions. Je dois dire que la réponse du capitaine fut du genre sublime. Il se campa le poing sur la hanche, toisa dédaigneusement M. de Lessay et dit:

» – Napoléon, monsieur le vidame, eut une autre femme que Joséphine et que Marie-Louise. Cette compagne, vous ne la connaissez pas et, moi, je l’ai vue de près; elle porte un manteau d’azur constellé d’étoiles, elle est couronnée de lauriers; la croix d’honneur brille sur sa poitrine; elle se nomme la Gloire.

» M. de Lessay posa sa tasse sur la cheminée et dit tranquillement:

» – Votre Buonaparte était un polisson.

» Mon père se leva avec nonchalance, étendit lentement le bras et dit d’une voix très douce à M. de Lessay:

» – Quel qu’ait été l’homme qui est mort à Sainte-Hélène, j’ai travaillé dix ans dans son gouvernement et mon beau-frère fut blessé trois fois sous ses aigles. Je vous supplie, monsieur et ami, de ne plus l’oublier à l’avenir.

» Ce que n’avaient pas fait les insolences sublimes et burlesques du capitaine, la remontrance courtoise de mon père jeta M. de Lessay dans une colère furieuse.

» – Je l’oubliais, s’écria-t-il, blême, les dents serrées, l’écume à la bouche; j’avais tort. La caque sent toujours le hareng, et quand on a servi des coquins…

» À ce mot, le capitaine lui sauta à la gorge. Il l’aurait, je crois, étranglé sans sa fille et sans moi.

» Mon père, les bras croisés, un peu plus pâle qu’à l’ordinaire, regardait ce spectacle avec une indicible expression de pitié. Ce qui suivit fut plus lamentable encore, mais à quoi bon insister sur la folie de deux vieillards? Enfin, je parvins à les séparer. M. de Lessay fit un signe à sa fille et sortit. Comme elle le suivait, je courus après elle dans l’escalier.

» – Mademoiselle, lui dis-je, éperdu, en lui pressant la main, je vous aime! je vous aime!

» Elle garda une seconde ma main dans la sienne; sa bouche s’entrouvrit. Qu’allait-elle dire? Mais tout à coup, levant les yeux vers son père qui montait l’étage, elle retira sa main et me fit un geste d’adieu.

» Je ne l’ai pas revue depuis. Son père alla se loger du côté du Panthéon, dans un appartement qu’il avait loué pour la vente de son atlas historique. Il y mourut, peu de mois après, d’une attaque d’apoplexie. Sa fille se retira à Nevers dans sa famille maternelle. C’est à Nevers qu’elle épousa le fils d’un riche paysan, Achille Allier.

» Quant à moi, madame, je vécus seul en paix avec moi-même: mon existence, exempte de grands maux et de grandes joies, fut assez heureuse. Mais je n’ai pu de longtemps voir dans les soirées d’hiver un fauteuil vide auprès du mien, sans que mon cœur se serrât douloureusement. Clémentine est morte depuis longtemps. Sa fille l’a suivie dans l’éternel repos. J’ai vu chez vous sa petite-fille. Je ne dirai pas encore comme le vieillard de l’Écriture: «Et maintenant, rappelez à vous votre serviteur, Seigneur.» Si un bonhomme comme moi peut être utile à quelqu’un, c’est à cette orpheline que je veux, avec votre aide, consacrer mes dernières forces.»

J’avais prononcé ces derniers mots dans le vestibule de l’appartement de madame de Gabry, et j’allais me séparer de cet aimable guide, quand elle me dit:

– Cher monsieur, je ne puis vous aider en cela autant que je voudrais. Jeanne est orpheline et mineure. Vous ne pouvez rien faire pour elle sans l’autorisation de son tuteur.

– Ah! m’écriai-je, je n’avais pas songé le moins du monde que Jeanne eût un tuteur.

Madame de Gabry me regarda avec quelque surprise. Elle n’attendait pas d’un vieillard tant de simplicité.

Elle reprit:

– Le tuteur de Jeanne Alexandre est maître Mouche, notaire à Levallois-Perret. Je crains que vous ne vous entendiez pas bien avec lui, car c’est un homme sérieux.

– Eh! bon Dieu! m’écriai-je, avec qui donc voulez-vous que je m’entende à mon âge, si ce n’est avec les personnes sérieuses?

Elle sourit avec une douce malice, comme souriait mon père, et dit:

– Avec ceux qui vous ressemblent. M. Mouche n’est pas précisément de ceux-là: il ne m’inspire aucune confiance. Il faudra que vous lui demandiez l’autorisation d’aller voir Jeanne, qu’il a mise dans un pensionnat des Ternes où elle n’est pas heureuse.

Je baisai les mains de madame de Gabry, et nous nous séparâmes.

Du 2 au 5 mai.

Je l’ai vu dans son étude, maître Mouche, le tuteur de Jeanne. Petit, maigre et sec, son teint semble fait de la poussière de ses paperasses. C’est un animal lunetté, car on ne peut l’imaginer sans ses lunettes. Je l’ai entendu, maître Mouche; il a une voix de crécelle et il parle en termes choisis, mais j’eusse préféré qu’il ne choisît pas du tout ses termes. Je l’ai observé, maître Mouche; il est cérémonieux et guette son monde du coin de l’œil, sous ses lunettes.

Maître Mouche est heureux, m’a-t-il dit; il est ravi de l’intérêt que je porte à sa pupille. Mais il ne croit pas qu’on soit sur la terre pour s’amuser. Non, il ne le croit pas; et je dirai, pour être juste, qu’on est de son avis quand on est près de lui, tant il est peu récréatif. Il craindrait qu’on ne donnât une idée fausse et pernicieuse de la vie à sa chère pupille en lui procurant trop de plaisirs. C’est pourquoi, me dit-il, il a supplié madame de Gabry de ne prendre que très rarement cette jeune fille chez elle.

Je quittai le poudreux tabellion et sa poudreuse étude, avec une autorisation en règle (tout ce qui vient de maître Mouche est en règle) de voir le premier jeudi de chaque mois mademoiselle Jeanne Alexandre chez mademoiselle Préfère, institutrice, rue Demours, aux Ternes.

Le premier jeudi de mai, je me rendis chez mademoiselle Préfère, dont l’établissement me fut signalé d’assez loin par une enseigne en lettres bleues. Ce bleu me fut un premier indice du caractère de mademoiselle Virginie Préfère, lequel j’eus depuis l’occasion d’étudier amplement. Une servante effarée prit ma carte et m’abandonna sans un mot d’espoir dans un froid parloir où je respirai cette odeur fade particulière aux réfectoires des maisons d’éducation. Le plancher de ce parloir avait été ciré avec une si impitoyable énergie que je pensai rester en détresse sur le seuil. Mais, ayant heureusement remarqué des petits carrés de laine semés sur le parquet devant les chaises de crin, je parvins, en mettant successivement le pied sur chacun de ces îlots de tapisserie, à m’avancer jusqu’à l’angle de la cheminée, où je m’assis essoufflé.

Il y avait sur cette cheminée, dans un grand cadre doré, un écriteau qui s’intitulait, en gothique flamboyant: Tableau d’honneur et qui contenait un très grand nombre de noms, parmi lesquels je n’eus pas le plaisir de trouver celui de Jeanne Alexandre. Après avoir lu plusieurs fois ceux des élèves qui s’étaient honorées aux yeux de mademoiselle Préfère, je m’inquiétai de ne rien entendre venir. Mademoiselle Préfère aurait certainement réussi à établir sur ses domaines pédagogiques le silence absolu des espaces célestes, si les moineaux n’avaient choisi sa cour pour y venir en essaims innombrables piailler à-bec-que-veux-tu. C’était plaisir de les entendre. Mais de les voir, le moyen, je vous prie, à travers les vitres dépolies? Il fallut me contenter du spectacle qu’offrait le parloir décoré du haut en bas, sur les quatre murs, des dessins exécutés par les pensionnaires de l’établissement. Il y avait là des vestales, des fleurs, des chaumières, des chapiteaux, des volutes et une énorme tête de Tatius, roi des Sabins, signée Estelle Mouton.