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J’admirais depuis assez longtemps l’énergie avec laquelle mademoiselle Mouton avait accusé les sourcils en broussaille et les yeux irrités du guerrier antique, quand un bruit plus léger que celui d’une feuille morte qui glisse au vent me fit tourner la tête. En effet, ce n’était pas une feuille morte: c’était mademoiselle Préfère. Les mains jointes, elle avançait sur le miroir du parquet comme les saintes de la Légende dorée sur le cristal des eaux. Mais en toute autre occasion mademoiselle Préfère ne m’aurait pas fait songer, je crois, aux vierges chères à la pensée mystique. À ne considérer que son visage, elle m’aurait plutôt rappelé une pomme de reinette conservée pendant l’hiver dans le grenier d’une sage ménagère. Elle avait sur les épaules une pèlerine à franges qui n’offrait par elle-même rien de considérable, mais qu’elle portait comme si c’eût été un vêtement sacerdotal ou l’insigne d’une haute magistrature.

Je lui expliquai le but de ma visite et lui remis ma lettre d’introduction.

– Vous avez vu M. Mouche, me dit-elle. Sa santé est-elle aussi bonne que possible? C’est un homme si honnête, si…

Elle n’acheva pas et ses regards s’élevèrent au plafond. Les miens les y suivirent et rencontrèrent une petite spirale en dentelle de papier, qui, suspendue à la place d’un lustre, était destinée, selon mes conjectures, à attirer les mouches et à les détourner, par conséquent, des cadres dorés des glaces et du tableau d’honneur.

– J’ai rencontré, dis-je, mademoiselle Alexandre chez madame de Gabry et j’ai pu apprécier l’excellent caractère et la vive intelligence de cette jeune fille. Ayant autrefois connu ses grands-parents, je me sens enclin à reporter sur elle l’intérêt qu’ils m’inspiraient.

Pour toute réponse, mademoiselle Préfère soupira profondément, pressa sur son cœur sa mystérieuse pèlerine et contempla de nouveau la petite spirale de papier.

Enfin elle me dit:

– Monsieur, puisque vous avez connu monsieur et madame Noël Alexandre, j’aime à croire que vous avez déploré, comme M. Mouche et comme moi, les folles spéculations qui les ont conduits à la ruine et ont réduit leur fille à la misère.

Je songeai, en entendant ces paroles, que c’est un grand tort que d’être malheureux et que ce tort est impardonnable à ceux qui furent longtemps dignes d’envie. Leur chute nous venge et nous flatte, et nous sommes impitoyables.

Après avoir déclaré en toute franchise que j’étais tout à fait étranger aux affaires de finance, je demandai à la maîtresse de pension si elle était contente de mademoiselle Alexandre.

– Cette enfant est indomptable, s’écria mademoiselle Préfère.

Et elle prit une attitude de haute école pour exprimer symboliquement la situation que lui créait une élève si difficile à dresser. Puis, revenue à des sentiments plus calmes:

– Cette jeune personne, dit-elle, n’est pas sans intelligence. Mais elle ne peut se résoudre à apprendre les choses par principes.

Quelle étrange demoiselle que la demoiselle Préfère! Elle marchait sans lever les jambes et parlait sans remuer les lèvres. Sans m’arrêter plus que de raison à ces particularités, je lui répondis que les principes étaient sans doute quelque chose d’excellent et que je m’en rapportais sur ce point à ses lumières, mais qu’enfin, quand on savait une chose, il était indifférent qu’on l’eût apprise d’une façon ou d’une autre.

Mademoiselle Préfère fit lentement un signe de dénégation. Puis en soupirant:

– Ah! monsieur, dit-elle, les personnes étrangères à l’éducation s’en font des idées bien fausses. Je suis certaine qu’elles parlent dans les meilleures intentions du monde, mais elles feraient mieux, beaucoup mieux de s’en rapporter aux personnes compétentes.

Je n’insistai pas et lui demandai si je pourrais voir sans tarder mademoiselle Alexandre.

Elle contempla sa pèlerine, comme pour lire dans l’emmêlement des franges, ainsi qu’en un grimoire, la réponse qu’elle devait rendre, et dit enfin:

– Mademoiselle Alexandre a une répétition à donner. Ici les grandes enseignent les petites. C’est ce qu’on appelle l’enseignement mutuel… Mais je serais désolée que vous vous fussiez dérangé inutilement. Je vais la faire appeler. Permettez-moi seulement, monsieur, pour plus de régularité, d’inscrire votre nom sur le registre des visiteurs.

Elle s’assit devant la table, ouvrit un gros cahier et, tirant de dessous sa pèlerine la lettre de maître Mouche qu’elle y avait glissée:

– Bonnard par un d, n’est-ce pas? me dit-elle en écrivant; excusez-moi d’insister sur ce détail. Mais mon opinion est que les noms propres ont une orthographe. Ici, monsieur, on fait des dictées de noms propres… de noms historiques, bien entendu!

Ayant inscrit mon nom d’une main déliée, elle me demanda si elle ne pourrait pas le faire suivre d’une qualité quelconque, telle qu’ancien négociant, employé, rentier, ou toute autre. Il y avait dans son registre une colonne pour les qualités.

– Mon Dieu! madame, lui dis-je, si vous tenez absolument à remplir votre colonne, mettez: membre de l’Institut.

C’était bien la pèlerine de mademoiselle Préfère que je voyais devant moi; mais ce n’était plus mademoiselle Préfère qui en était revêtue; c’était une nouvelle personne, avenante, gracieuse, câline, heureuse, radieuse, celle-là. Ses yeux souriaient: les petites rides de son visage (le nombre en est grand!) souriaient; sa bouche aussi souriait, mais d’un seul côté. Elle parla; sa voix allait à son air, c’était une voix de mieclass="underline"

− Vous disiez donc, monsieur, que cette chère Jeanne est très intelligente. J’ai fait de mon côté la même observation et je suis fière de m’être rencontrée avec vous. Cette jeune fille m’inspire en vérité beaucoup d’intérêt. Bien qu’un peu vive, elle a ce que j’appelle un heureux caractère. Mais pardonnez-moi d’abuser de vos précieux moments.

Elle appela la servante, qui se montra plus empressée et plus effarée que devant et qui disparut sur l’ordre d’avertir mademoiselle Alexandre que M. Sylvestre Bonnard, membre de l’Institut, l’attendait au parloir.

Mademoiselle Préfère n’eut que le temps de me confier qu’elle avait un profond respect pour les décisions de l’Institut quelles qu’elles fussent, et Jeanne parut, essoufflée, rouge comme une pivoine, les yeux grands ouverts, les bras ballants, charmante dans sa gaucherie naïve.

– Comme vous êtes faite, ma chère enfant! murmura mademoiselle Préfère, avec un douceur maternelle, en lui arrangeant son col.

Jeanne était faite, il est vrai, d’une bien étrange façon. Ses cheveux, tirés en arrière et pris dans un filet duquel ils s’échappaient par mèches, ses bras maigres enfermés jusqu’au coude dans des manches de lustrine, ses mains rouges d’engelures et dont elle semblait fort embarrassée, sa robe trop courte qui laissait voir des bas trop larges et des bottines éculées, une corde à sauter passée comme une ceinture autour de sa taille, tout cela faisait de Jeanne une demoiselle peu présentable.

– Petite folle! soupira mademoiselle Préfère, qui cette fois semblait, non plus une mère, mais une sœur aînée.

Puis, elle s’échappa en glissant comme une ombre sur le miroir du plancher.

Je dis à Jeanne:

– Asseyez-vous, Jeanne, et parlez-moi comme à un ami. Ne vous plaisez-vous pas ici?

Elle hésita, puis me répondit avec un sourire résigné:

– Pas beaucoup.

Elle tenait dans ses mains les deux bouts de sa corde et se taisait.

Je lui demandai si, grande comme elle était, elle sautait encore à la corde.

– Oh! non, monsieur, me répondit-elle vivement. Quand la bonne m’a dit qu’un monsieur m’attendait au parloir, je faisais sauter les petites. Alors j’ai noué la corde autour de ma taille pour ne pas la perdre. Ce n’était pas convenable. Je vous prie de m’excuser. Mais j’ai si peu l’habitude de recevoir des visites!

– Juste ciel! pourquoi serais-je offensé de votre cordelière? Les Clarisses portaient une corde à la ceinture, et c’étaient de saintes filles.

– Vous êtes bien bon, monsieur, me dit-elle, d’être venu me voir et de me parler comme vous me parlez. Je n’ai pas pensé à vous remercier quand je suis entrée, parce que j’étais trop surprise. Avez-vous vu madame de Gabry? Parlez-moi d’elle, voulez-vous, monsieur?

– Madame de Gabry, répondis-je, va bien. Elle est dans sa belle terre de Lusance. Je vous dirai d’elle, Jeanne, ce qu’un vieux jardinier disait de la châtelaine, sa maîtresse, quand on s’inquiétait d’elle à lui: «Madame est dans son chemin.» Oui, madame de Gabry est dans son chemin; vous savez, Jeanne, comme ce chemin est bon et de quel pas égal elle y marche. L’autre jour, avant qu’elle partît pour Lusance, je suis allé avec elle loin, bien loin, et nous avons parlé de vous. Nous avons parlé de vous, mon enfant, sur la tombe de votre mère.