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– Je suis bien heureuse, me dit Jeanne.

Et elle se mit à pleurer.

C’est avec respect que je laissai couler les larmes d’une jeune fille. Puis, tandis qu’elle s’essuyait les yeux, je la priai de me dire quelle était sa vie dans cette maison.

Elle m’apprit qu’elle était à la fois élève et maîtresse.

– On vous commande et vous commandez. Cet état de choses est fréquent dans le monde. Endurez-le, mon enfant.

Mais elle me fit comprendre qu’elle n’était pas enseignée et qu’elle n’enseignait pas, qu’elle était chargée d’habiller les enfants de la petite classe, de les laver, de leur apprendre la bienséance, l’alphabet, l’usage de l’aiguille, de les faire jouer et de les coucher, la prière dite.

– Ah! m’écriai-je, c’est cela que mademoiselle Préfère nomme l’enseignement mutuel. Je ne puis vous le cacher, Jeanne, mademoiselle Préfère ne me plaît pas tout à fait et je ne la crois pas aussi bonne que je voudrais.

– Oh! me répondit Jeanne, elle est comme la plupart des gens. Elle est bonne avec les gens qu’elle aime et elle n’est pas bonne avec les gens qu’elle n’aime pas. Mais voilà! je crois qu’elle ne m’aime pas beaucoup.

– Et M. Mouche? Jeanne, que faut-il penser de M. Mouche?

Elle me répondit vivement:

– Monsieur, je vous supplie de ne pas me parler de M. Mouche. Je vous en supplie.

Je cédai à cette prière ardente et presque farouche et changeai de propos.

– Jeanne, modelez-vous ici des figures de cire? Je n’ai pas oublié la fée qui me surprit si fort à Lusance.

– Je n’ai pas de cire, me répondit-elle en laissant tomber ses bras.

– Pas de cire, m’écriai-je, dans une république d’abeilles! Jeanne, je vous apporterai des cires colorées et lucides comme des joyaux.

– Je vous remercie, monsieur; mais ne le faites pas. Je n’ai pas le temps ici de travailler à mes poupées de cire. Pourtant j’avais commencé un petit saint Georges pour madame de Gabry, un tout petit saint Georges avec une cuirasse dorée. Mais les petites filles ont compris que c’était une poupée, elles ont joué avec et l’ont mis en pièces.

Elle tira de la poche de son tablier une figurine dont les membres disloqués étaient retenus à peine par leur âme de fil de fer. À cette vue elle fut prise de tristesse et de gaieté; la gaieté l’emporta et elle sourit, d’un sourire qui s’arrêta brusquement.

Mademoiselle Préfère était debout, amène, à la porte du parloir.

– Cette chère enfant! soupira la maîtresse de pension de sa voix la plus tendre. Je crains qu’elle ne vous fatigue. D’ailleurs, vos moments sont précieux.

Je la priai de perdre cette illusion et, me levant pour prendre congé, je tirai de mes poches quelques tablettes de chocolat et autres douceurs que j’avais apportées.

– Oh! monsieur, s’écria Jeanne, il y en a pour toute la pension.

La dame à la pèlerine intervint:

– Mademoiselle Alexandre, dit-elle, remerciez monsieur de sa générosité.

Jeanne la regarda d’un air assez farouche; puis, se tournant vers moi:

– Je vous remercie, monsieur, de ces friandises et je vous remercie surtout de la bonté que vous avez eue de venir me voir.

– Jeanne, lui dis-je en lui serrant les deux mains, restez une bonne et courageuse enfant. Au revoir.

En se retirant avec ses paquets de chocolat et de pâtisseries, il lui arriva de faire claquer les poignées de sa corde contre le dossier d’une chaise. Mademoiselle Préfère, indignée, pressa son cœur à deux mains sous sa pèlerine, et je m’attendis à voir s’évanouir son âme scolastique.

Quand nous fûmes seuls, elle reprit sa sérénité, et je dois dire, sans me flatter, qu’elle me sourit de tout un côté du visage.

– Mademoiselle, lui dis-je, profitant de ses bonnes dispositions, j’ai remarqué que Jeanne Alexandre était un peu pâle. Vous savez mieux que moi combien l’âge indécis où elle est exige de ménagements et de soins. Je vous offenserais en la recommandant plus instamment à votre vigilance.

Ces paroles semblèrent la ravir. Elle contempla avec un air d’extase la petite spirale du plafond et s’écria en joignant les mains:

– Comme ces hommes éminents savent descendre jusque dans les plus infimes détails!

Je lui fis observer que la santé d’une jeune fille n’était pas un infime détail, et j’eus l’honneur de la saluer. Mais elle m’arrêta sur le seuil et me dit en confidence:

– Excusez ma faiblesse, monsieur. Je suis femme et j’aime la gloire. Je ne puis vous cacher que je me sens honorée par la présence d’un membre de l’Institut dans ma modeste institution.

J’excusai la faiblesse de mademoiselle Préfère, et, songeant à Jeanne avec l’aveuglement de l’égoïsme, je me dis le long du chemin:

– Que ferons-nous de cette enfant?

2 juin.

J’avais conduit ce jour-là jusqu’au cimetière de Marnes un vieux collègue de grand âge qui, selon la pensée de Gœthe, avait consenti à mourir. Le grand Gœthe, dont la puissance vitale était extraordinaire, croyait en effet qu’on ne meurt que quand on le veut bien, c’est-à-dire quand toutes les énergies qui résistent à la décomposition finale, et dont l’ensemble fait la vie même, sont détruites jusqu’à la dernière. En d’autres termes, il pensait qu’on ne meurt que quand on ne peut plus vivre. À la bonne heure! il ne s’agit que de s’entendre, et la magnifique pensée de Gœthe se ramène, quand on sait la prendre, à la chanson de La Palice.

Donc, mon excellent collègue avait consenti à mourir, grâce à deux ou trois attaques d’apoplexie des plus persuasives et dont la dernière fut sans réplique. Je l’avais peu pratiqué de son vivant, mais il paraît que je devins son ami dès qu’il ne fut plus, car nos collègues me dirent d’un ton grave, avec un visage pénétré, que je devais tenir un des cordons du poêle et parler sur la tombe.

Après avoir lu fort mal un petit discours que j’avais écrit de mon mieux, ce qui n’est pas beaucoup dire, j’allai me promener dans les bois de Ville-d’Avray et suivis, sans trop peser sur la canne du capitaine, un sentier couvert sur lequel le jour tombait en disques d’or. Jamais l’odeur de l’herbe et des feuilles humides, jamais la beauté du ciel et la sérénité puissante des arbres n’avaient pénétré si avant mes sens et toute mon âme, et l’oppression que je ressentais dans ce silence traversé d’une sorte de tintement continu était à la fois sensuelle et religieuse.

Je m’assis à l’ombre du chemin sous un bouquet de jeunes chênes. Et là, je me promis de ne point mourir, ou du moins de ne point consentir à mourir, avant de m’être assis de nouveau sous un chêne où, dans la paix d’une large campagne, je songerais à la nature de l’âme et aux fins dernières de l’homme. Une abeille, dont le corsage brun brillait au soleil comme une armure de vieil or, vint se poser sur une fleur de mauve d’une sombre richesse et bien ouverte sur sa tige touffue. Ce n’était certainement pas la première fois que je voyais un spectacle si commun, mais c’était la première que je le voyais avec une curiosité si affectueuse et si intelligente. Je reconnus qu’il y avait entre l’insecte et la fleur toutes sortes de sympathies et mille rapports ingénieux que je n’avais pas soupçonnés jusque-là.

L’insecte, rassasié de nectar, s’élança en ligne hardie. Je me relevai du mieux que je pus, et me rajustai sur mes jambes.

Adieu, dis-je à la fleur et à l’abeille. Adieu. Puissé-je vivre encore le temps de deviner le secret de vos harmonies. Je suis bien fatigué. Mais l’homme est ainsi fait qu’il ne se délasse d’un travail que par un autre. Ce sont les fleurs et les insectes qui me reposeront, si Dieu le veut, de la philologie et de la diplomatique. Combien le vieux mythe d’Antée est plein de sens! J’ai touché la terre et je suis un nouvel homme, et voici qu’à soixante-huit ans de nouvelles curiosités naissent dans mon âme comme on voit des rejetons s’élancer du tronc creux d’un vieux saule.

4 juin.

J’aime à regarder de ma fenêtre la Seine et ses quais par ces matins d’un gris tendre qui donnent aux choses une douceur infinie. J’ai contemplé le ciel d’azur qui répand sur la baie de Naples sa sérénité lumineuse. Mais notre ciel de Paris est plus animé, plus bienveillant et plus spirituel. Il sourit, menace, caresse, s’attriste et s’égaie comme un regard humain. Il verse en ce moment une molle clarté sur les hommes et les bêtes de la ville, qui accomplissent leur tâche quotidienne. Là-bas, sur l’autre berge, les forts du port Saint-Nicolas déchargent des cargaisons de cornes de bœuf, et des coltineurs posés sur une passerelle volante font sauter lestement, de bras en bras, des pains de sucre jusque dans la cale du bateau à vapeur. Sur le quai du nord, les chevaux de fiacre, alignés à l’ombre des platanes, la tête dans leur musette, mâchent tranquillement leur avoine, tandis que les cochers rubiconds vident leur verre devant le comptoir du marchand de vin, en guettant du coin de l’œil le bourgeois matinal.