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Les bouquinistes déposent leurs boîtes sur le parapet. Ces braves marchands d’esprit, qui vivent sans cesse dehors, la blouse au vent, sont si bien travaillés par l’air, les pluies, les gelées, les neiges, les brouillards et le grand soleil, qu’ils finissent par ressembler aux vieilles statues des cathédrales. Ils sont tous mes amis, et je ne passe guère devant leurs boîtes sans en tirer quelque bouquin qui me manquait jusque-là, sans que j’eusse le moindre soupçon qu’il me manquât.

À mon retour au logis, ce sont les cris de ma gouvernante, qui m’accuse de crever toutes mes poches et d’emplir la maison de vieux papiers qui attirent les rats. Thérèse est sage en cela, et c’est justement parce qu’elle est sage que je ne l’écoute pas; car, malgré ma mine tranquille, j’ai toujours préféré la folie des passions à la sagesse de l’indifférence. Mais, parce que mes passions ne sont point de celles qui éclatent, dévastent et tuent, le vulgaire ne les voit pas. Elles m’agitent pourtant, et il m’est arrivé plus d’une fois de perdre le sommeil pour quelques pages écrites par un moine oublié ou imprimées par un humble apprenti de Pierre Schœffer. Et si ces belles ardeurs s’éteignent en moi, c’est que je m’éteins lentement moi-même. Nos passions, c’est nous. Mes bouquins, c’est moi. Je suis vieux et racorni comme eux.

Un vent léger balaye avec la poussière de la chaussée les graines ailées des platanes et les brins de foin échappés à la bouche des chevaux. Ce n’est rien que cette poussière, mais, en la voyant s’envoler, je me rappelle que dans mon enfance je regardais tourbillonner une poussière pareille; et mon âme de vieux Parisien en est émue. Tout ce que je découvre de ma fenêtre, cet horizon qui s’étend à ma gauche jusqu’aux collines de Chaillot et qui me laisse apercevoir l’Arc de Triomphe comme un dé de pierre, la Seine, fleuve de gloire, et ses ponts, les tilleuls de la terrasse des Tuileries, le Louvre de la Renaissance, ciselé comme un joyau; à ma droite, du côté du Pont-Neuf, pons Lutetiae Novus dictus, comme on lit sur les anciennes estampes, le vieux et vénérable Paris avec ses tours et ses flèches, tout cela, c’est ma vie, c’est moi-même, et je ne serais rien sans ces choses qui se reflètent en moi avec les mille nuances de ma pensée et m’inspirent et m’animent. C’est pourquoi j’aime Paris d’un immense amour.

Et pourtant je suis las, et je sens qu’on ne peut se reposer au sein de cette ville qui pense tant, qui m’a appris à penser et qui m’invite sans cesse à penser. Comment n’être point agité au milieu de ces livres qui sollicitent sans cesse ma curiosité et la fatiguent sans la satisfaire? Tantôt, c’est une date qu’il faut chercher, tantôt un lieu qu’il importe de déterminer précisément ou quelque vieux terme dont il est intéressant de connaître le vrai sens. Des mots? – Eh! oui, des mots. Philologue, je suis leur souverain, ils sont mes sujets, et je leur donne, en bon roi, ma vie entière. Ne pourrai-je abdiquer un jour? Je devine qu’il y a quelque part, loin d’ici, à l’orée d’un bois, une maisonnette où je trouverais le calme dont j’ai besoin, en attendant qu’un plus grand calme, irrévocable celui-là, m’enveloppe tout entier. Je rêve un banc sur le seuil et des champs à perte de vue. Mais il faudrait qu’un frais visage sourît près de moi pour refléter et concentrer toute cette fraîcheur; je me croirais grand-père, et tout le vide de ma vie serait comblé.

Je ne suis point un homme violent et pourtant je m’irrite aisément, et tous mes ouvrages m’ont causé autant de chagrins que de plaisirs. Je ne sais comment il se fit que je songeai alors à la très vaine et très négligeable impertinence que se permit, à mon égard, voilà trois mois, mon jeune ami du Luxembourg. Je ne lui donne pas par ironie ce nom d’ami, car j’aime la jeunesse studieuse avec ses témérités et ses écarts d’esprit. Toutefois mon jeune ami passa les bornes. Maître Ambroise Paré, qui procéda le premier à la ligature des artères et qui, ayant trouvé la chirurgie exercée par des barbiers empiriques, l’éleva à la hauteur où elle est aujourd’hui, fut attaqué dans sa vieillesse par tous les apprentis porte-lancette. Pris à partie en termes injurieux par un jeune étourdi qui pouvait être le meilleur fils du monde, mais qui n’avait pas le sentiment du respect, le vieux maître lui répondit dans son traité de la Mumie, de la Licorne, des Venins et de la Peste. «Je le prie, lui dit le grand homme, je le prie, s’il a envie d’opposer quelques contredits à ma réplique, qu’il quitte les animosités et qu’il traite plus doucement le bon vieillard.» Cette réponse est admirable sous la plume d’Ambroise Paré; mais, vînt-elle d’un rebouteux de village, blanchi dans le travail et moqué par un jouvenceau, elle serait louable encore.

On croira peut-être que ce souvenir n’était que l’éveil d’une basse rancune. Je le crus aussi et je m’accusai de m’attacher misérablement aux propos d’un enfant qui ne sait ce qu’il dit. Par bonheur, mes réflexions à ce sujet prirent ensuite un meilleur cours; c’est pourquoi je les note sur mon cahier. Je me rappelai qu’un beau jour de ma vingtième année (il y a de cela près d’un demi-siècle), je me promenais dans ce même jardin du Luxembourg avec quelques camarades. Nous parlâmes de nos vieux maîtres, et un de nous vint à nommer M. Petit-Radel, érudit estimable qui jeta le premier quelque lumière sur les origines étrusques, mais qui eut le malheur de dresser un tableau chronologique des amants d’Hélène. Ce tableau nous fit beaucoup rire, et je m’écriai: «Petit-Radel est un sot, non pas en trois lettres, mais bien en douze volumes.»

Cette parole d’adolescent est trop légère pour peser sur la conscience d’un vieillard. Puissé-je n’avoir lancé dans la bataille de la vie que des traits aussi innocents! Mais je me demande aujourd’hui si, dans mon existence, je n’ai pas fait, sans m’en douter, quelque chose d’aussi ridicule que le tableau chronologique des amants d’Hélène. Le progrès des sciences rend inutiles les ouvrages qui ont le plus aidé à ce progrès. Comme ces ouvrages ne servent plus à grand-chose, la jeunesse croit de bonne foi qu’ils n’ont jamais servi à rien; elle les méprise et, pour peu qu’il s’y trouve quelque idée trop surannée, elle en rit. Voilà comment, à vingt ans, je m’amusai de M. Petit-Radel et de son tableau de chronologie galante; voilà comment hier, au Luxembourg, mon jeune et irrévérencieux ami…

Rentre en toi-même, Octave, et cesse de te plaindre.

Quoi! tu veux qu’on t’épargne et n’as rien épargné.

6 juin.

C’était le premier jeudi de juin. Je fermai mes livres et pris congé du saint abbé Droctovée, qui, jouissant de la béatitude céleste, n’est pas bien pressé, je pense, de voir son nom et ses travaux glorifiés, sur cette terre, dans une humble compilation sortie de mes mains. Le dirai-je? Ce pied de mauve que je vis l’autre semaine visité par une abeille m’occupe plus que tous les vieux abbés crossés et mitrés. Et tantôt encore, ma gouvernante me surprit à la fenêtre de la cuisine examinant à la loupe des fleurs de giroflée. Il y a dans un livre de Sprengel que j’ai lu dans ma première jeunesse, alors que je lisais tout, quelques idées sur les amours des fleurs qui me reviennent à l’esprit après un demi-siècle d’oubli et qui, aujourd’hui, m’intéressent à ce point que je regrette de n’avoir pas consacré les humbles facultés de mon âme à l’étude des insectes et des plantes.

C’était en cherchant ma cravate que je faisais ces réflexions. Mais, ayant fouillé inutilement un très grand nombre de tiroirs, j’eus recours à ma gouvernante. Thérèse vint clopin-clopant:

– Monsieur, me dit-elle, il fallait me dire que vous sortiez et je vous aurais donné votre cravate.

– Mais, Thérèse, répondis-je, ne serait-il pas meilleur de la placer dans un endroit où je pusse la trouver sans votre aide?

Thérèse ne daigna pas me répondre.

Thérèse ne me laisse plus la disposition de rien. Je ne puis avoir un mouchoir sans le lui demander, et, comme elle est sourde, impotente et que, de plus, elle perd tout à fait la mémoire, je languis dans un perpétuel dénuement. Cependant elle jouit avec un si tranquille orgueil de son autorité domestique, que je ne me sens pas le courage de tenter un coup d’État contre le gouvernement de mes armoires.

– Ma cravate, Thérèse! m’entendez-vous? ma cravate! ou, si vous me désespérez par de nouvelles lenteurs, ce n’est pas une cravate qu’il me faudra, c’est une corde pour me pendre.