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– Vous êtes donc bien pressé, monsieur, me répond Thérèse. Votre cravate n’est pas perdue. Rien ne se perd ici, car j’ai soin de tout. Mais laissez-moi au moins le temps de la trouver.

» Voilà pourtant, pensai-je, voilà le résultat d’un demi-siècle de dévouement. Ah! si, par bonheur, cette inexorable Thérèse avait, une fois, une seule fois dans sa vie, manqué à ses devoirs de servante, si elle s’était trouvée une minute en faute, elle n’aurait pas pris sur moi cet empire inflexible et j’oserais du moins lui résister. Mais résiste-t-on à la vertu? Les gens qui n’eurent point de faiblesses sont terribles; on n’a point de prise sur eux. Voyez plutôt Thérèse: pas un vice par où la prendre. Elle ne doute ni d’elle, ni de Dieu, ni du monde. C’est la femme forte, c’est la vierge sage de l’Écriture et, si les hommes l’ignorent, je la connais. Elle apparaît dans mon âme tenant à la main une lampe, une humble lampe de ménage qui brille sous les solives d’un toit rustique et qui ne s’éteindra jamais au bout de ce bras maigre, tors et fort comme un sarment.»

– Thérèse, ma cravate! Ne savez-vous pas, malheureuse, que c’est aujourd’hui le premier jeudi de juin et que mademoiselle Jeanne m’attend? La maîtresse du pensionnat a dû faire cirer à point le plancher du parloir; je suis sûr qu’on s’y mire à l’heure qu’il est, et ce sera une distraction pour moi, quand je m’y romprai les os, ce qui ne peut tarder, d’y voir comme dans une glace ma triste figure. Prenant alors pour modèle l’aimable et admirable héros dont l’image est ciselée sur la canne de l’oncle Victor, je m’efforcerai de montrer un visage riant et une âme constante. Voyez ce beau soleil. Les quais en sont tout dorés et la Seine sourit par d’innombrables petites rides étincelantes. La ville est d’or; une poussière blonde flotte sur ses beaux contours comme une chevelure… Thérèse, ma cravate!… Ah! je comprends aujourd’hui le bonhomme Chrysale, qui serrait ses rabats dans un gros Plutarque. À son exemple, je mettrai désormais toutes mes cravates entre les feuillets des Acta sanctorum.

Thérèse me laissait dire et cherchait en silence. J’entendis qu’on sonnait doucement à la porte.

– Thérèse, dis-je, on sonne. Donnez-moi ma cravate et allez ouvrir; ou bien allez ouvrir et, avec l’aide du ciel, vous me donnerez ensuite ma cravate. Mais ne restez pas ainsi, je vous en prie, entre ma commode et notre porte, comme une haquenée, si j’ose dire, entre deux selles.

Thérèse marcha vers la porte comme à l’ennemi. Mon excellente gouvernante est devenue très inhospitalière. L’étranger lui est suspect. À l’entendre, cette disposition procède d’une longue expérience des hommes. Je n’eus pas le temps de considérer si la même expérience faite par un autre expérimentateur donnerait le même résultat. Maître Mouche m’attendait dans mon cabinet.

Maître Mouche est encore plus jaune que je n’avais cru. Il a des lunettes bleues, et ses prunelles trottent dessous, comme des souris derrière un paravent.

Maître Mouche s’excuse d’être venu me déranger dans un moment… Il ne caractérise pas ce moment, mais je pense qu’il veut dire un moment où je n’ai pas de cravate. Ce n’est pas de ma faute, comme vous savez. Maître Mouche, qui n’en sait rien, n’en paraît d’ailleurs nullement offensé. Il craint seulement d’être importun. Je le rassure à demi. Il me dit que c’est comme tuteur de mademoiselle Alexandre qu’il est venu causer avec moi. Tout d’abord il m’invite à ne tenir aucun compte des restrictions qu’il a cru devoir apporter primitivement à l’autorisation à nous accordée de voir mademoiselle Jeanne dans son pensionnat. Désormais l’établissement de mademoiselle Préfère me serait ouvert tous les jours de midi à quatre heures. Sachant l’intérêt que je porte à cette jeune fille, il croit de son devoir de me renseigner sur la personne à laquelle il a confié sa pupille. Mademoiselle Préfère, qu’il connaît depuis longtemps, est en possession de toute sa confiance. Mademoiselle Préfère est, selon lui, une personne éclairée, de bon conseil et de bonnes mœurs.

– Mademoiselle Préfère, me dit-il, a des principes; et c’est chose rare, monsieur, par le temps qui court. Tout est bien changé actuellement, et cette époque ne vaut pas les précédentes.

– Témoin mon escalier, monsieur, répondis-je; il se laissait monter, il y a vingt-cinq ans, le plus aisément du monde, et maintenant il m’essouffle et me rompt les jambes dès les premières marches. Il s’est gâté. Il y a aussi les journaux, et les livres que jadis je dévorais sans peine au clair de la lune et qui aujourd’hui, par le plus beau soleil, se moquent de ma curiosité et ne me montrent que du blanc et du noir, quand je n’ai point de lunettes. La goutte me travaille les membres. C’est là encore une des malices du temps.

– Non seulement cela, monsieur, me répondit gravement maître Mouche; mais ce qu’il y a de réellement mauvais dans notre époque, c’est que personne n’est content de sa position. Il règne du haut en bas de la société, dans toutes les classes, un malaise, une inquiétude, une soif de bien-être.

– Mon Dieu! monsieur, répondis-je, croyez-vous que cette soif de bien-être soit un signe des temps? Les hommes n’ont eu à aucune époque l’appétit du malaise. Ils ont toujours cherché à améliorer leur état. Ce constant effort a produit de constantes révolutions. Il continue, voilà tout!

– Ah! monsieur, me répondit maître Mouche, on voit bien que vous vivez dans vos livres, loin des affaires! Vous ne voyez pas, comme moi, les conflits d’intérêts, les luttes d’argent. C’est du grand au petit la même effervescence. On se livre à une spéculation effrénée. Ce que je vois m’épouvante.

Je me demandais si maître Mouche n’était venu chez moi que pour m’exprimer sa misanthropie vertueuse; mais j’entendis des paroles plus consolantes sortir de ses lèvres. Maître Mouche me présentait Virginie Préfère comme une personne digne de respect, d’estime et de sympathie, pleine d’honneur, capable de dévouement, instruite, discrète, lisant bien à haute voix, pudique et sachant poser des vésicatoires. Je compris alors qu’il ne m’avait fait une peinture si sombre de la corruption universelle, qu’afin de faire mieux ressortir, par le contraste, les vertus de l’institutrice. J’appris que l’établissement de la rue Demours était bien achalandé, lucratif et en possession de l’estime publique. Maître Mouche, pour confirmer ses déclarations, étendit sa main gantée de laine noire. Puis il ajouta:

– Je suis à même, par ma profession, de connaître le monde. Un notaire est un peu un confesseur. J’ai cru de mon devoir, monsieur, de vous apporter ces bons renseignements au moment où un heureux hasard vous a mis en rapport avec mademoiselle Préfère. Je n’ai qu’un mot à ajouter: cette demoiselle, qui ignore absolument la démarche que je fais près de vous, m’a parlé l’autre jour de vous en termes profondément sympathiques. Je les affaiblirais en les répétant, et je ne pourrais d’ailleurs les redire sans trahir en quelque sorte la confiance de mademoiselle Préfère.

– Ne la trahissez pas, monsieur, répondis-je, ne la trahissez pas. À vous dire vrai, j’ignorais que mademoiselle Préfère me connût le moins du monde. Toutefois, puisque vous avez sur elle l’influence d’une ancienne amitié, je profiterai, monsieur, de vos bonnes dispositions à mon égard pour vous prier d’user de votre crédit auprès de votre amie en faveur de mademoiselle Jeanne Alexandre. Cette enfant, car c’est une enfant, est surchargée de travail. À la fois élève et maîtresse, elle se fatigue beaucoup. De plus, on lui fait trop sentir, je crains, sa pauvreté, et c’est une nature généreuse que les humiliations pousseraient à la révolte.

– Hélas! me répondit maître Mouche, il faut bien la préparer à la vie. On n’est pas sur la terre pour s’amuser et pour faire ses quatre cents volontés.

– On est sur la terre, répondis-je vivement, pour se plaire dans le beau et dans le bien et pour faire ses quatre cents volontés quand elles sont nobles, spirituelles et généreuses. Une éducation qui n’exerce pas les volontés est une éducation qui déprave les âmes. Il faut que l’instituteur enseigne à vouloir.

Je crus voir que maître Mouche m’estimait un pauvre homme. Il reprit avec beaucoup de calme et d’assurance:

– Songez, monsieur, que l’éducation des pauvres doit être faite avec beaucoup de circonspection et en vue de l’état de dépendance qu’ils doivent avoir dans la société. Vous ne savez peut-être pas que Noël Alexandre est mort insolvable, et que sa fille est élevée presque par charité.

– Oh! monsieur! m’écriai-je, ne le disons pas. Le dire, c’est se payer, et ce ne serait plus vrai.

– Le passif de la succession, poursuivit le notaire, excédait l’actif. Mais j’ai pris des arrangements avec les créanciers, dans l’intérêt de la mineure.

Il m’offrit de me donner des explications détaillées; je les refusai, étant incapable de comprendre les affaires en général et celles de maître Mouche en particulier. Le notaire s’appliqua de nouveau à justifier le système d’éducation de mademoiselle Préfère, et me dit, en manière de conclusion: