Выбрать главу

– On n’apprend pas en s’amusant.

– On n’apprend qu’en s’amusant, répondis-je. L’art d’enseigner n’est que l’art d’éveiller la curiosité des jeunes âmes pour la satisfaire ensuite, et la curiosité n’est vive et saine que dans les esprits heureux. Les connaissances qu’on entonne de force dans les intelligences les bouchent et les étouffent. Pour digérer le savoir, il faut l’avoir avalé avec appétit. Je connais Jeanne. Si cette enfant m’était confiée je ferais d’elle, non pas une savante, car je lui veux du bien, mais une enfant brillante d’intelligence et de vie et en laquelle toutes les belles choses de la nature et de l’art se refléteraient avec un doux éclat. Je la ferais vivre en sympathie avec les beaux paysages, avec les scènes idéales de la poésie et de l’histoire, avec la musique noblement émue. Je lui rendrais aimable tout ce que je voudrais lui faire aimer. Il n’est pas jusqu’aux travaux d’aiguille que je ne rehausserais pour elle par le choix des tissus, le goût des broderies et le style des guipures. Je lui donnerais un beau chien et un poney pour lui enseigner à gouverner des créatures; je lui donnerais des oiseaux à nourrir pour lui apprendre le prix d’une goutte d’eau et d’une miette de pain. Afin de lui créer une joie de plus, je voudrais qu’elle fût charitable avec allégresse. Et puisque la douleur est inévitable, puisque la vie est pleine de misères, je lui enseignerais cette sagesse chrétienne qui nous élève au-dessus de toutes les misères et donne une beauté à la douleur même. Voilà comment j’entends l’éducation d’une jeune fille!

– Je m’incline, répondit maître Mouche en joignant ses deux gants de laine noire.

Et il se leva.

– Vous entendez bien, lui dis-je en le reconduisant, que je ne prétends pas imposer à mademoiselle Préfère mon système d’éducation, qui est tout intime et parfaitement incompatible avec l’organisation des pensionnats les mieux tenus. Je vous supplie seulement de lui persuader de donner moins de travail et plus de récréation à Jeanne, de ne la point humilier et de lui accorder autant de liberté d’esprit et de corps qu’en comporte le règlement de l’institution.

C’est avec un sourire pâle et mystérieux que maître Mouche m’assura que mes observations seraient prises en bonne part et qu’on en tiendrait grand compte.

Là-dessus il me fit un petit salut et sortit, me laissant dans un certain état de trouble et de malaise. J’ai pratiqué dans ma vie des personnes de diverses sortes, mais aucune qui ressemble à ce notaire ou à cette institutrice.

6 juillet.

Maître Mouche m’ayant fort retardé par sa visite, je renonçai à aller voir Jeanne ce jour-là. Des devoirs professionnels m’occupèrent le reste de la semaine. Bien que dans l’âge du détachement, je tiens encore par mille liens au monde dans lequel j’ai vécu. Je préside des académies, des congrès, des sociétés. Je suis accablé de fonctions honorifiques; j’en remplis jusqu’à sept bien comptées dans un seul ministère. Les bureaux voudraient bien se débarrasser de moi, et je voudrais bien me débarrasser d’eux. Mais l’habitude est plus forte qu’eux et que moi, et je monte clopin-clopant les escaliers de l’État. Après moi, les vieux huissiers se montreront entre eux mon ombre errant dans les couloirs. Quand on est très vieux, il devient extrêmement difficile de disparaître. Il est pourtant temps, comme dit la chanson, de prendre ma retraite et de songer à faire une fin.

Une vieille marquise philosophe, amie d’Helvétius en son bel âge, et que je vis fort âgée chez mon père, reçut à sa dernière maladie la visite de son curé, qui voulut la préparer à mourir.

– Cela est-il si nécessaire? lui répondit-elle. Je vois tout le monde y réussir parfaitement du premier coup.

Mon père l’alla voir peu de temps après et la trouva fort mal.

– Bonsoir, mon ami, lui dit-elle, en lui serrant la main, je vais voir si Dieu gagne à être connu.

Voilà comment mouraient les belles amies des philosophes. Cette manière de finir n’est point, certes, d’une vulgaire impertinence, et des légèretés comme celles-là ne se trouvent pas dans la tête des sots. Mais elles me choquent. Ni mes craintes ni mes espérances ne s’arrangent d’un tel départ. Je voudrais au mien un peu de recueillement, et c’est pour cela qu’il faudra bien que je songe, d’ici à quelques années, à me rendre à moi-même, sans quoi je risquerais bien… Mais, chut! Que Celle qui passe ne se retourne pas en entendant son nom. Je puis bien encore soulever sans elle mon fagot.

J’ai trouvé Jeanne tout heureuse. Elle m’a conté que, jeudi dernier, après la visite de son tuteur, mademoiselle Préfère l’avait affranchie du règlement et allégée de divers travaux. Depuis ce bienheureux jeudi, elle se promène librement dans le jardin, qui ne manque que de fleurs et de feuilles; elle a même des facilités pour travailler à son malheureux petit saint Georges.

Elle me dit en souriant:

– Je sais bien que c’est à vous que je dois tout cela.

Je lui parlai d’autre chose, mais je remarquai qu’elle ne m’écoutait pas aussi bien qu’elle aurait voulu.

– Je vois que quelque idée vous occupe, lui dis-je; parlez-moi de cela, ou nous ne dirons rien qui vaille, ce qui ne serait digne ni de vous ni de moi.

Elle me répondit:

– Oh! je vous écoutais bien, monsieur; mais il est vrai que je pensais à quelque chose. Vous me pardonnerez, n’est-ce pas? Je pensais qu’il faut que mademoiselle Préfère vous aime beaucoup pour être devenue tout d’un coup si bonne avec moi.

Et elle me regarda d’un air à la fois souriant et effaré qui me fit rire.

– Cela vous étonne? dis-je.

– Beaucoup, me répondit-elle.

– Pourquoi, s’il vous plaît?

– Parce que je ne vois pas du tout de raisons pour que vous plaisiez à mademoiselle Préfère.

– Vous me croyez donc bien déplaisant, Jeanne?

– Oh! non, mais vraiment je ne vois aucune raison pour que vous plaisiez à mademoiselle Préfère. Et pourtant vous lui plaisez beaucoup, beaucoup. Elle m’a fait appeler et m’a posé toutes sortes de questions sur vous.

– En vérité?

– Oui, elle voulait connaître votre intérieur. C’est au point qu’elle m’a demandé l’âge de votre gouvernante!

– Eh bien! lui dis-je, qu’en pensez-vous?

Elle garda longtemps les yeux fixés sur le drap usé de ses bottines et elle semblait absorbée par une méditation profonde. Enfin, relevant la tête:

– Je me défie, dit-elle. Il est bien naturel, n’est-ce pas, qu’on soit inquiète de ce qu’on ne comprend pas? Je sais bien que je suis une étourdie, mais j’espère que vous ne m’en voulez pas.

– Non, certes, Jeanne, je ne vous en veux pas.

J’avoue que sa surprise me gagnait et je remuais dans ma vieille tête cette pensée de la jeune fille: on est inquiet de ce qu’on ne comprend pas.

Mais Jeanne reprit en souriant:

– Elle m’a demandé… devinez!… Elle m’a demandé si vous aimiez la bonne chère.

– Et comment avez-vous reçu, Jeanne, cette averse d’interrogations?

– J’ai répondu: «Je ne sais pas, mademoiselle.» Et mademoiselle m’a dit: «Vous êtes une petite sotte. Les moindres détails de la vie d’un homme supérieur doivent être remarqués. Sachez, mademoiselle, que M. Sylvestre Bonnard est une des gloires de la France.»

– Peste! m’écriai-je. Et qu’en pensez-vous, mademoiselle?

– Je pense que mademoiselle Préfère avait raison. Mais je ne tiens pas… (c’est mal, ce que je vais vous dire) je ne tiens pas du tout à ce que mademoiselle Préfère ait raison en quoi que ce soit.

– Eh bien! soyez satisfaite, Jeanne: mademoiselle Préfère n’avait pas raison.

– Si! si! elle avait bien raison. Mais je voulais aimer tous ceux qui vous aiment, tous sans exception, et je ne le peux plus, car il ne me sera jamais possible d’aimer mademoiselle Préfère.

– Jeanne, écoutez-moi, répondis-je gravement, mademoiselle Préfère est devenue bonne avec vous, soyez bonne avec elle.

Elle répliqua d’un ton sec:

– Il est très facile à mademoiselle Préfère d’être bonne avec moi; et il me serait très difficile d’être bonne avec elle.

C’est en donnant plus de gravité encore à mon langage que je repris:

– Mon enfant, l’autorité des maîtres est sacrée. Votre maîtresse de pension représente auprès de vous la mère que vous avez perdue.

À peine avais-je dit cette solennelle bêtise que je m’en repentis cruellement. L’enfant pâlit, ses yeux se gonflèrent.