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– Oh! monsieur! s’écria-t-elle, comment pouvez-vous dire une chose pareille, vous?

Oui, comment, avais-je pu dire cette chose?

Elle répétait:

– Maman! ma chère maman! ma pauvre maman!

Le hasard m’empêcha d’être sot jusqu’au bout. Je ne sais comment il se fit que j’eus l’air de pleurer. On ne pleure plus à mon âge. Il faut qu’une toux maligne m’ait tiré des larmes des yeux. Enfin, c’était à s’y tromper. Jeanne s’y trompa. Oh! quel pur, quel radieux sourire brilla alors sous ses beaux cils mouillés comme du soleil dans les branches après une pluie d’été! Nous nous prîmes les mains, et nous restâmes longtemps sans nous rien dire, heureux.

– Mon enfant, dis-je enfin, je suis très vieux, et bien des secrets de la vie, que vous découvrirez peu à peu, me sont révélés. Croyez-moi: l’avenir est fait du passé. Tout ce que vous ferez pour bien vivre ici, sans haine et sans amertume, vous servira à vivre un jour en paix et en joie dans votre maison. Soyez douce et sachez souffrir. Quand on souffre bien on souffre moins. S’il vous arrive un jour d’avoir un vrai sujet de plainte, je serai là pour vous entendre. Si vous êtes offensée, madame de Gabry et moi, nous le serons avec vous.

– Votre santé est-elle tout à fait bonne, cher monsieur?

C’était mademoiselle Préfère, venue en tapinois, qui me faisait cette question accompagnée d’un sourire. Ma première pensée fut de la vouer à tous les diables, la seconde de constater que sa bouche était faite pour sourire comme une casserole pour jouer du violon, la troisième fut de lui rendre sa politesse et de lui dire que j’espérais qu’elle se portait bien.

Elle envoya la jeune fille se promener dans le jardin; puis une main sur sa pèlerine et l’autre étendue vers le tableau d’honneur, elle me montra le nom de Jeanne Alexandre écrit en ronde en tête de la liste.

– Je vois avec un sensible plaisir, lui dis-je, que vous êtes satisfaite de la conduite de cette enfant. Rien ne peut m’être plus agréable, et je suis porté à attribuer cet heureux résultat à votre affectueuse vigilance. J’ai pris la liberté de vous faire envoyer quelques livres qui peuvent intéresser et instruire des jeunes filles. Vous jugerez, après y avoir jeté les yeux, si vous devez les communiquer à mademoiselle Alexandre et à ses compagnes.

La reconnaissance de la maîtresse de pension alla jusqu’à l’attendrissement et s’étendit en paroles. Pour y couper court:

– Il fait bien beau aujourd’hui, dis-je.

– Oui, me répondit-elle, et, si cela continue, ces chères enfants auront un beau temps pour prendre leurs ébats.

– Vous voulez sans doute parler des vacances. Mais mademoiselle Alexandre, qui n’a plus de parents, ne sortira pas d’ici. Que fera-t-elle, mon Dieu, dans cette grande maison vide?

– Nous lui donnerons le plus de distractions que nous pourrons. Je la conduirai dans les musées et…

Elle hésita, puis en rougissant:

– … et chez vous, si vous le permettez.

– Comment donc! m’écriai-je. Mais voilà une excellente idée.

Nous nous quittâmes fort amis l’un de l’autre. Moi d’elle parce que j’avais obtenu ce que je souhaitais; elle de moi, sans motif appréciable, ce qui, selon Platon, la met au plus haut degré de la hiérarchie des âmes.

Pourtant, c’est avec de mauvais pressentiments que j’introduis cette personne chez moi. Et je voudrais bien que Jeanne fût en d’autres mains que les siennes. Maître Mouche et mademoiselle Préfère sont des esprits qui passent le mien. Je ne sais jamais pourquoi il disent ce qu’ils disent, ni pourquoi ils font ce qu’ils font; il y a en eux des profondeurs mystérieuses qui me troublent. Comme Jeanne me le disait tout à l’heure: on est inquiet de ce qu’on ne comprend pas.

Hélas! à mon âge on sait trop combien la vie est peu innocente; on sait trop ce qu’on perd à durer en ce monde et l’on n’a de confiance qu’en la jeunesse.

16 août.

Je les attendais. Vraiment, je les attendais avec impatience. Pour amener Thérèse à les bien accueillir, j’ai employé tout mon art d’insinuer et de plaire, mais c’est peu. Elles vinrent. Jeanne était, ma foi! toute pimpante. Ce n’est point sa grand-mère, assurément. Mais aujourd’hui, pour la première fois, je m’aperçus qu’elle avait une physionomie agréable, chose qui, en ce monde, est fort utile à une femme. Elle sourit, et la cité des livres en fut tout égayée.

J’épiai Thérèse; j’observai si ses rigueurs de vieille gardienne s’adoucissaient à la vue de la jeune fille. Je la vis arrêter sur Jeanne ses yeux ternes, sa face à longues peaux, sa bouche creuse, son menton pointu de vieille fée puissante. Et ce fut tout.

Mademoiselle Préfère, de bleu vêtue, avançait, reculait, sautillait, trottinait, s’écriait, soupirait, baissait les yeux, levait les yeux, se confondait en politesses, n’osait pas, osait, n’osait plus, osait encore, faisait la révérence, bref, un manège.

– Que de livres! s’écria-t-elle. Et vous les avez tous lus, monsieur Bonnard?

– Hélas! oui, répondis-je, et c’est pour cela que je ne sais rien du tout, car il n’y a pas un de ces livres qui n’en démente un autre, en sorte que, quand on les connaît tous, on ne sait que penser. J’en suis là, madame.

Là-dessus, elle appela Jeanne pour lui communiquer ses impressions. Mais Jeanne regardait par la fenêtre:

– Que c’est beau! nous dit-elle. J’aime voir couler la rivière. Cela fait penser à tant de choses!

Mademoiselle Préfère ayant ôté son chapeau et découvert un front orné de boucles blondes, ma gouvernante empoigna fortement le chapeau en disant qu’il lui déplaisait de voir traîner les hardes sur les meubles. Puis elle s’approcha de Jeanne et lui demanda «ses nippes» en l’appelant sa petite demoiselle. La petite demoiselle, lui donnant son mantelet et son chapeau, dégagea un cou gracieux et une taille ronde dont les contours se détachaient nettement sur la grande lumière de la fenêtre, et j’aurais souhaité qu’elle fût vue en ce moment par toute autre personne qu’une vieille servante, une maîtresse de pension frisée comme un agneau et un bonhomme d’archiviste paléographe.

– Vous regardez la Seine, lui dis-je; elle étincelle au soleil.

– Oui, répondit-elle, accoudée à la barre d’appui. On dirait une flamme qui coule. Mais voyez là-bas comme elle semble fraîche sous les saules de la berge qu’elle reflète. Ce petit coin-là me plaît encore mieux que tout le reste.

– Allons! répondis-je, je vois que la rivière vous tente. Que diriez-vous si, avec l’agrément de mademoiselle Préfère, nous allions à Saint-Cloud par le bateau à vapeur que nous ne manquerons pas de trouver en aval du Pont-Royal?

Jeanne était très contente de mon idée et mademoiselle Préfère résolue à tous les sacrifices. Mais ma gouvernante n’entendait pas nous laisser partir ainsi. Elle me conduisit dans la salle à manger, où je la suivis en tremblant.

– Monsieur, me dit-elle quand nous fûmes seuls, vous ne pensez jamais à rien et il faut que ce soit moi qui songe à tout. Heureusement que j’ai bonne mémoire.

Je ne jugeai pas opportun d’ébranler cette illusion téméraire. Elle poursuivit:

– Ainsi! vous vous en alliez sans me dire ce qui plaît à la petite demoiselle? Vous êtes bien difficile à contenter, vous, monsieur, mais au moins vous savez ce qui est bon. Ce n’est pas comme ces jeunesses. Elles ne se connaissent pas en cuisine. C’est souvent le meilleur qu’elles trouvent le pire et le mauvais qui leur semble bon, à cause du cœur qui n’est pas encore bien assuré à sa place, tant et si bien qu’on ne sait que faire avec elles. Dites-moi si la petite demoiselle aime les pigeons aux petits pois et les profiteroles.

– Ma bonne Thérèse, répondis-je, faites à votre gré, et ce sera très bien. Ces dames sauront se contenter de notre modeste ordinaire.

Thérèse reprit sèchement:

– Monsieur, je vous parle de la petite demoiselle; il ne faut pas qu’elle s’en aille de la maison sans avoir un peu profité. Quant à la vieille frisée, si mon dîner ne lui convient pas, elle pourra bien se sucer les pouces. Je m’en moque.

Je retournai, l’âme en repos, dans la cité des livres, où mademoiselle Préfère travaillait au crochet si tranquillement, qu’on eût dit qu’elle était chez elle. Je faillis le croire moi-même. Elle tenait peu de place, il est vrai, au coin de la fenêtre. Mais elle avait si bien choisi sa chaise et son tabouret, que ces meubles semblaient faits pour elle.

Jeanne, au contraire, donnait aux livres et aux tableaux un long regard, qui semblait presque un affectueux adieu.

– Tenez, lui dis-je; amusez-vous à feuilleter ce livre, qui ne peut manquer de vous plaire, car il contient de belles gravures.