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– Madame, m’écriai-je, j’ai entendu bien des sottises dans ma vie, mais aucune qui soit comparable à celle que vous venez de dire!

Elle me répondit simplement:

– Vos injures ne m’atteignent pas. On est bien forte quand on accomplit un devoir.

Et elle pressa sa pèlerine contre son cœur, non plus cette fois pour contenir, mais sans doute pour caresser ce cœur généreux.

– Madame, dis-je, en la marquant du doigt, vous avez soulevé l’indignation d’un vieillard. Faites en sorte que ce vieillard vous oublie, et n’ajoutez pas de nouveaux méfaits à ceux que je découvre. Je vous avertis que je ne cesserai pas de veiller sur mademoiselle Alexandre. Si vous la violentez en quoi que ce soit, malheur à vous!

Elle devenait plus tranquille à mesure que je m’animais, et c’est avec un beau sang-froid qu’elle me répondit:

– Monsieur, je suis trop éclaircie sur la nature de l’intérêt que vous portez à cette jeune fille pour ne pas la soustraire à cette surveillance dont vous me menacez. J’aurais dû, voyant l’intimité plus qu’équivoque dans laquelle vous vivez avec votre gouvernante, épargner votre contact à une innocente enfant. Je le ferai à l’avenir. Si j’ai été jusqu’ici trop confiante, ce n’est pas vous, c’est mademoiselle Alexandre qui peut me le reprocher; mais elle est trop naïve, trop pure, grâce à moi, pour soupçonner la nature du péril que vous lui avez fait courir. Vous ne m’obligerez pas, je suppose, à l’en instruire.

«Allons, me dis-je, en haussant les épaules, il fallait, mon pauvre Bonnard, que tu vécusses jusqu’à présent pour apprendre exactement ce que c’est qu’une méchante femme. À présent, ta science est complète à cet égard.»

Je sortis sans répondre, et j’eus le plaisir de voir, à la subite rougeur de la maîtresse de pension, que mon silence la touchait beaucoup plus que n’avaient fait mes paroles.

Je traversai la cour en regardant de tous côtés si je n’apercevrais pas Jeanne. Elle me guettait; elle courut à moi.

– Si on touche à un de vos cheveux, Jeanne, écrivez-moi. Adieu.

– Non! pas adieu!

Je répondis:

– Non! non! pas adieu. Écrivez-moi.

J’allai tout droit chez madame de Gabry.

– Madame est à Rome, avec Monsieur. Monsieur ne le savait donc pas?

– Si fait! répondis-je, Madame me l’a écrit.

Elle me l’avait écrit en effet, et il fallait que j’eusse perdu un peu la tête pour l’oublier. Ce fut l’opinion du domestique, car il me regarda d’un air qui disait: «Monsieur Bonnard est tombé en enfance», et il se pencha sur la rampe de l’escalier pour voir si je ne me livrerais pas à quelque action extraordinaire. Je descendis raisonnablement les degrés et il se retira désappointé.

En rentrant chez moi, j’appris que M. Gélis était dans le salon. Ce jeune homme me fréquente assidûment. Il n’a certes pas le jugement sûr, mais son esprit n’est pas banal. Cette fois sa visite ne laissa pas que de m’embarrasser. Hélas! pensai-je, je vais dire à mon jeune ami quelque sottise, et il trouvera aussi que je baisse. Je ne puis pourtant pas lui expliquer que j’ai été demandé en mariage et traité d’homme sans mœurs, que Thérèse est soupçonnée et que Jeanne reste au pouvoir de la femme la plus scélérate de la terre. Je suis vraiment en bel état pour parler des abbayes cisterciennes avec un jeune et malveillant érudit. Allons, pourtant, allons!…

Mais Thérèse m’arrêta:

– Comme vous êtes rouge, monsieur! me dit-elle d’un ton de reproche.

– C’est le printemps, lui répondis-je.

Elle se récria:

– Le printemps au mois de décembre?

Nous sommes en effet au mois de décembre. Ah! quelle tête est la mienne, et le bel appui qu’a en moi la pauvre Jeanne!

– Thérèse, prenez ma canne et mettez-la, s’il se peut, dans un endroit où on la retrouve.

«Bonjour, monsieur Gélis. Comment vous portez-vous?»

Sans date.

Le lendemain le bonhomme voulut se lever; il ne le put pas. Elle était rude, la main invisible qui le tenait étendu sur son lit. Le bonhomme, exactement cloué, se résigna à ne pas bouger, mais ce furent ses idées qui trottèrent.

Il fallait qu’il eût une forte fièvre, car mademoiselle Préfère, les abbés de Saint-Germain-des-Prés et le maître d’hôtel de madame de Gabry lui apparaissaient sous des formes fantastiques. Le maître d’hôtel notamment s’allongeait sur sa tête en grimaçant comme une gargouille de cathédrale. J’avais l’idée qu’il y avait beaucoup de monde, beaucoup trop de monde dans ma chambre.

Cette chambre est meublée à l’antique; le portrait de mon père en grand uniforme et celui de ma mère en robe de cachemire pendent au mur sur une tapisserie de papier à ramages verts. Je le sais et je sais même que tout cela est bien fané. Mais la chambre d’un vieil homme n’a pas besoin d’être coquette; il suffit qu’elle soit propre, et Thérèse y pourvoit. Celle-ci est, de plus, assez imagée pour plaire à mon esprit resté un peu enfantin et musard. Il y a, aux murs et sur les meubles, des choses qui d’ordinaire me parlent et m’égaient. Mais que me veulent aujourd’hui toutes ces choses? Elles sont devenues criardes, grimaçantes et menaçantes. Cette statuette, moulée sur une des Vertus théologales de Notre-Dame de Brou, si ingénue et si gracieuse dans son état naturel, fait maintenant des contorsions et me tire la langue. Et cette belle miniature, dans laquelle un des plus suaves élèves de Jehan Fouquet s’est représenté, ceint de la cordelière des fils de saint François, offrant à genoux son livre au bon duc d’Angoulême, qui donc l’a ôtée de son cadre, pour mettre à la place une grosse tête de chat qui me regarde avec des yeux phosphorescents? Les ramages du papier sont devenus aussi des têtes, des têtes vertes et difformes… Non pas, ce sont bien, aujourd’hui comme il y a vingt ans, des feuillages imprimés et pas autre chose… Non, je disais bien, ce sont des têtes avec des yeux, un nez, une bouche, des têtes!… Je comprends: ce sont à la fois des têtes et des feuillages. Je voudrais bien ne pas les voir.

Là, à ma droite, la jolie miniature du franciscain est revenue, mais il me semble que je la retiens par un accablant effort de ma volonté et que, si je me lasse, la vilaine tête de chat va reparaître. Je n’ai pas le délire: je vois bien Thérèse au pied de mon lit; j’entends bien qu’elle me parle, et je lui répondrais avec une parfaite lucidité si je n’étais pas occupé à maintenir dans leur figure naturelle tous les objets qui m’entourent.

Voici venir le médecin. Je ne l’avais pas demandé; mais j’ai plaisir à le voir. C’est un vieux voisin à qui j’ai été de peu de profit, mais que j’aime beaucoup. Si je ne lui dis pas grand-chose, j’ai du moins toute ma connaissance et même je suis singulièrement rusé, car j’épie ses gestes, ses regards, les moindres plis de son visage. Il est fin, le docteur, et je ne sais vraiment pas ce qu’il pense de mon état. Le mot profond de Gœthe me revient à l’esprit et je dis:

– Docteur, le vieil homme a consenti à être malade; mais il n’en accordera pas davantage pour cette fois à la nature.

Ni le docteur ni Thérèse ne rient de ma plaisanterie. Il faut qu’ils ne l’aient pas comprise.

Le docteur s’en va, le jour tombe, et des ombres de toutes sortes se forment et se dissipent comme des nuages dans les plis de mes rideaux. Des ombres passent en foule devant moi; à travers elles je vois la face immobile de ma fidèle servante. Tout à coup un cri, un cri aigu, un cri de détresse me déchire les oreilles. Est-ce vous, Jeanne, qui m’appelez?

Le jour est tombé, et les ombres s’installent à mon chevet pour toute la longue nuit.

À l’aube, je sens une paix, une paix immense m’envelopper tout entier. Est-ce votre sein que vous m’ouvrez, Seigneur mon Dieu?

Février 1876.

Le docteur est tout à fait jovial. Il paraît que je lui fais beaucoup d’honneur en me tenant debout. À l’entendre, des maux sans nombre ont fondu ensemble sur mon vieux corps.

Ces maux, effroi de l’homme, ont des noms, effroi du philologue. Ce sont des noms hybrides, mi-grecs, mi-latins, avec des désinences en ite indiquant l’état inflammatoire, et en algie exprimant la douleur. Le docteur me les débite avec un nombre suffisant d’adjectifs en ique destinés à en caractériser la détestable qualité. Bref une bonne colonne du Dictionnaire de médecine.

– Touchez là, docteur. Vous m’avez rendu à la vie, je vous pardonne. Vous m’avez rendu à mes amis, je vous en remercie. Je suis solide, dites-vous. Sans doute, sans doute; mais j’ai beaucoup duré. Je suis un vieux meuble fort comparable au fauteuil de mon père. C’était un fauteuil que cet homme de bien tenait d’héritage et dans lequel il s’asseyait du matin au soir. Vingt fois le jour, je me perchais, en bambin que j’étais, sur le bras de ce siège antique. Tant qu’il tint bon, on n’y prit point garde. Mais il se mit à boiter d’un pied, et on commença à dire que c’était un bon fauteuil. Il boita ensuite de trois pieds, grinça du quatrième et devint presque manchot des deux bras. C’est alors qu’on s’écria: «Quel solide fauteuil!» On admirait que, n’ayant pas un bras vaillant et pas une jambe d’aplomb, il gardât figure de fauteuil, se tînt à peu près debout et fît encore quelque service. Le crin lui sortit du corps, il rendit l’âme. Et quand Cyprien, notre domestique, lui scia les membres pour le mettre au bûcher, les cris d’admiration redoublèrent: «L’excellent, le merveilleux fauteuil! Il fut à l’usage de Pierre-Sylvestre Bonnard, marchand drapier, d’Épiménide Bonnard, son fils, et de Jean-Baptiste Bonnard, chef de la 3e division maritime et philosophe pyrrhonien. Quel vénérable et robuste fauteuil!» En réalité c’était un fauteuil mort. Eh bien! docteur, je suis ce fauteuil. Vous me jugez solide parce que j’ai résisté à des assauts qui auraient tué tout à fait bon nombre de gens et qui ne m’ont tué, moi, qu’aux trois quarts. Grand merci. Je n’en suis pas moins quelque chose d’irrémédiablement avarié.