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– C’est vous! me dit-elle en rouvrant les yeux. Je suis contente.

Nous nous fîmes ouvrir en cet état la porte de notre amie. Huit heures sonnaient. Madame de Gabry accueillit le vieillard et l’enfant avec bonté. Surprise, elle l’était certainement, mais elle ne nous interrogea pas.

– Madame, lui dis-je, nous venons nous mettre tous deux sous votre protection. Et, avant tout, nous venons vous demander à souper. Jeanne du moins, car elle vient de s’évanouir de faiblesse en voiture. Pour moi, je ne pourrais me mettre un morceau sous la dent à cette heure tardive, sans me préparer une nuit d’agonie. J’espère que M. de Gabry se porte bien.

– Il est ici, me dit-elle.

Et aussitôt elle le fit avertir de notre venue.

J’eus plaisir à voir sa face ouverte et à serrer sa main carrée. Nous passâmes tous quatre dans la salle à manger et pendant qu’on servait à Jeanne de la viande froide, à laquelle elle ne touchait pas, je contai notre affaire. Paul de Gabry me demanda la permission d’allumer sa pipe, puis il m’écouta silencieusement. Quand j’eus fini, il gratta sur ses joues sa barbe courte et drue.

– Sacrebleu! s’écria-t-il, vous vous êtes mis dans de jolis draps, monsieur Bonnard!

Puis, remarquant Jeanne qui tournait alors de lui à moi ses grands yeux effarés:

– Venez donc, me dit-il.

Je le suivis dans son cabinet, où brillaient à la lueur des lampes, sur la tenture sombre, des carabines et des couteaux de chasse. Là, m’entraînant sur un canapé de cuir:

– Qu’avez-vous fait! me dit-il, qu’avez-vous fait, grand Dieu! Détournement de mineure, rapt, enlèvement! Vous vous êtes mis une belle affaire sur les bras. Vous êtes tout bonnement sous le coup de cinq à dix ans de prison.

– Miséricorde! m’écriai-je; dix ans de prison pour avoir sauvé une innocente enfant!

– C’est la loi! répondit M. de Gabry. Je connais bien le code, voyez-vous, mon cher monsieur Bonnard, non pas parce que j’ai fait mon droit, mais parce que, étant maire de Lusance, j’ai dû me renseigner moi-même pour renseigner mes administrés. Mouche est un coquin, la Préfère une drôlesse et vous un… je ne trouve pas de mot assez fort.

Ayant ouvert sa bibliothèque, qui contenait des colliers à chien, des cravaches, des étriers, des éperons, des boîtes de cigares et quelques livres usuels, il prit un code et se mit à le feuilleter.

– Crimes et délits… séquestration de personnes, ce n’est pas votre cas… Enlèvement de mineurs, nous y sommes… ARTICLE 354. – Quiconque aura, par fraude ou violence, enlevé ou fait enlever des mineurs, ou les aura entraînés, détournés ou déplacés, ou les aura fait entraîner, détourner ou déplacer des lieux où ils étaient mis par ceux à l’autorité ou la direction desquels ils étaient soumis ou confiés, subira la peine de la réclusion. Voir code pénal, 21 et 28… 21. – La durée de la réclusion sera au moins de cinq années… 28. – La condamnation à la réclusion emporte la dégradation civique. C’est bien clair, n’est-ce pas, monsieur Bonnard?

– Parfaitement clair.

Continuons: ARTICLE 356. – Si le ravisseur n’avait pas encore vingt et un ans, il ne sera puni que d’un… Cela ne nous regarde pas. ARTICLE 357. – Dans le cas où le ravisseur aurait épousé la fille qu’il a enlevée, il ne pourra être poursuivi que sur la plainte des personnes qui, d’après le code civil, ont le droit de demander la nullité du mariage, ni condamné qu’après que la nullité du mariage aura été prononcée. Je ne sais pas s’il est dans vos projets d’épouser mademoiselle Alexandre. Vous voyez que le code est bon enfant et qu’il vous ouvre une porte de ce côté-là. Mais j’ai tort de plaisanter, car votre situation est mauvaise. Comment un homme comme vous a-t-il pu s’imaginer qu’on pouvait à Paris, au XIXe siècle, enlever impunément une jeune fille? Nous ne sommes plus au Moyen Âge, et le rapt n’est plus permis.

– Ne croyez pas, répondis-je, que le rapt fût permis dans l’ancien droit. Vous trouverez dans Baluze un décret rendu par le roi Childebert à Cologne, en 593 ou 94, sur cette matière. Qui ne sait, d’ailleurs, que la fameuse ordonnance de Blois, de mai 1579, dispose formellement que ceux qui se trouveront avoir suborné fils ou fille mineurs de vingt-cinq ans, sous prétexte de mariage ou autre couleur, sans le gré, vouloir ou consentement exprès des père, mère et des tuteurs seront punis de mort? Et pareillement, ajoute l’ordonnance, et pareillement seront punis extraordinairement tous ceux qui auront participé audit rapt, et qui auront prêté conseil, confort et aide en aucune manière que ce soit. Ce sont là, ou peu s’en faut, les propres termes de l’ordonnance. Quant à cet article du code Napoléon que vous venez de me faire connaître, et qui excepte des poursuites le ravisseur marié à la demoiselle qu’il a enlevée, il me rappelle que d’après la coutume de Bretagne le rapt suivi de mariage n’était pas puni. Mais cet usage qui causa des abus fut supprimé vers 1720.

» Je vous donne cette date comme exacte à dix ans près. Ma mémoire n’est plus très bonne, et le temps n’est plus où je pouvais réciter par cœur, sans prendre haleine, quinze cents vers de Girart de Roussillon.»

» Pour ce qui est du capitulaire de Charlemagne qui règle la compensation du rapt, si je ne vous en parle pas, c’est parce qu’il est assurément présent à votre mémoire. Vous voyez donc bien, mon cher monsieur de Gabry, que le rapt fut considéré comme un crime punissable sous les trois dynasties de la vieille France. On a bien tort si l’on croit que le Moyen Âge était un temps de chaos. Persuadez-vous, au contraire…

M. de Gabry m’interrompit:

– Vous connaissez, s’écria-t-il, l’ordonnance de Blois, Baluze, Childebert et les Capitulaires, et vous ne connaissez pas le code Napoléon!

Je lui répondis qu’en effet je n’avais jamais lu ce code, et il parut surpris.

– Comprenez-vous maintenant, ajouta-t-il, la gravité de l’action que vous avez commise?

En vérité, je ne la comprenais pas encore. Mais, peu à peu, par l’effet des représentations très sensées de M. Paul, j’arrivai à sentir que je serais jugé, non sur mes intentions, qui étaient innocentes, mais sur mon action, qui était condamnable. Alors je me désespérai et me lamentai.

– Que faire? m’écriai-je, que faire? Suis-je donc perdu sans ressource et ai-je donc perdu avec moi la pauvre enfant que je voulais sauver?

M. de Gabry bourra silencieusement sa pipe et l’alluma avec tant de lenteur que son bon et large visage resta trois ou quatre minutes rouge comme celui d’un forgeron au feu de sa forge. Puis:

– Vous me demandez que faire: ne faites rien, mon cher monsieur Bonnard. Pour l’amour de Dieu et dans votre intérêt, ne faites rien du tout. Vos affaires sont assez mauvaises; ne vous en mêlez plus, de peur d’un nouveau dommage. Mais promettez-moi de répondre de tout ce que je ferai. J’irai dès demain matin voir M. Mouche, et s’il est ce que nous croyons, c’est-à-dire un gredin, je trouverai bien, quand le diable s’en mêlerait, un moyen de le rendre inoffensif. Car tout dépend de lui. Comme il est trop tard ce soir pour reconduire mademoiselle Jeanne à son pensionnat, ma femme gardera cette nuit la jeune fille auprès d’elle. Cela constitue bel et bien le délit de complicité, mais nous ôtons ainsi tout caractère équivoque à la situation de la jeune fille. Quant à vous, cher monsieur, retournez vivement au quai Malaquais, et si l’on vient y chercher Jeanne, il vous sera facile de prouver qu’elle n’est pas chez vous.

Pendant que nous parlions ainsi, madame de Gabry prenait des arrangements pour coucher sa pensionnaire. Je vis passer dans un couloir sa femme de chambre, qui portait sur son bras des draps parfumés de lavande.

– Voilà, dis-je, une honnête et douce odeur.

– Que voulez-vous? me répondit madame de Gabry. Nous sommes des paysans.

– Ah! lui répondis-je, puissé-je devenir aussi un paysan! puissé-je, un jour, comme vous à Lusance, respirer d’agrestes senteurs, sous un toit perdu dans le feuillage, et, si ce vœu est trop ambitieux pour un vieillard dont la vie s’achève, je désire du moins que mon linceul soit, comme ce linge, parfumé de lavande.

Nous convînmes que je viendrais déjeuner le lendemain. Mais on me défendit expressément de me présenter avant midi. Jeanne, en m’embrassant, me supplia de ne pas la ramener à la pension. Nous nous quittâmes attendris et troublés.

Je trouvai sur mon palier Thérèse en proie à une inquiétude qui la rendait furieuse. Elle ne parla de rien de moins que de m’enfermer à l’avenir.