Выбрать главу

Quelle nuit je passai! Je ne fermai pas l’œil un seul instant. Tantôt, je riais comme un gamin du succès de mon aventure; tantôt, je me voyais, avec une angoisse inexprimable, traîné devant les magistrats et répondant sur le banc des accusés du crime que j’avais si naturellement commis. J’étais épouvanté, et pourtant je n’avais ni remords ni regrets. Le soleil, entré dans ma chambre, caressa gaiement le pied de mon lit, et je fis cette prière:

«Mon Dieu, vous qui fîtes le ciel et la rosée, comme il est dit dans Tristan, jugez-moi dans votre équité, non selon mes actes, mais d’après mes intentions, qui furent droites et pures; et je dirai: Gloire à vous dans le ciel et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté. Je remets en vos mains l’enfant que j’ai volée! Faites ce que je n’ai su faire; gardez-la de tous ses ennemis, et que votre nom soit béni!»

29 décembre.

Quand j’entrai chez madame de Gabry, je trouvai Jeanne transfigurée.

Avait-elle, comme moi, aux premiers rayons de l’aube, invoqué Celui qui fit le ciel et la rosée? Elle souriait dans une douce quiétude.

Madame de Gabry la rappela pour achever sa coiffure, car cette aimable hôtesse avait voulu arranger de ses mains les cheveux de l’enfant qui lui était confiée. Venu un peu avant l’heure convenue, j’avais interrompu cette gracieuse toilette. Pour me punir, on me fit attendre seul dans le salon. M. de Gabry m’y rejoignit bientôt. Il venait évidemment du dehors, car son front portait encore la marque du chapeau. Son visage exprimait une animation joyeuse. Je ne crus pas devoir lui faire de questions et nous allâmes tous déjeuner. Quand les domestiques eurent achevé leur service, M. Paul, qui gardait son histoire pour le café, nous dit:

– Eh bien! je suis allé à Levallois.

– Vous avez vu maître Mouche? lui demanda vivement madame de Gabry.

– Non! répondit-il, en observant nos visages, qui marquaient le désappointement.

Après avoir joui un temps raisonnable de notre inquiétude, l’excellent homme ajouta:

– Maître Mouche n’est plus à Levallois. Maître Mouche a quitté la France. Il y aura après-demain huit jours qu’il a mis la clef sous la porte, emportant l’argent de ses clients, une somme assez ronde. J’ai trouvé l’étude fermée. Une voisine m’a dit la chose avec force malédictions et imprécations. Le notaire n’a pas pris seul le train de 7 heures 55; il a enlevé la fille d’un perruquier de Levallois. Le fait m’a été confirmé par le commissaire de police. Vraiment, maître Mouche pouvait-il lever le pied plus à propos? il aurait retardé son coup d’une semaine que, représentant de la société, il vous traînait comme un criminel, monsieur Bonnard, devant les juges. Maintenant nous n’avons plus rien à craindre. À la santé de maître Mouche! s’écria-t-il, en versant de l’armagnac.

Je voudrais vivre longtemps pour me rappeler longtemps cette matinée. Nous étions réunis tous quatre dans la grande salle à manger blanche, autour de la table de chêne ciré. M. Paul avait la joie forte et même un peu rude, et il buvait l’armagnac à longs traits, le brave homme! Madame de Gabry et mademoiselle Alexandre me souriaient d’un sourire qui me paya de mes peines.

Je reçus en rentrant au logis les plus aigres remontrances de Thérèse, qui ne concevait plus rien à ma nouvelle manière de vivre. Il fallait à son avis que Monsieur eût perdu le sens.

– Oui, Thérèse, je suis un vieux fou et vous êtes une vieille folle. Cela est certain. Le bon Dieu nous bénisse, Thérèse, et nous donne de nouvelles forces, car nous avons de nouveaux devoirs. Mais laissez-moi m’étendre sur ce canapé, car je ne puis me tenir debout.

15 janvier 1877.

– Bonjour, monsieur, me dit Jeanne en m’ouvrant notre porte, tandis que Thérèse, distancée par l’enfant, grognait dans l’ombre du corridor.

– Mademoiselle, je vous prie de me nommer solennellement par mon titre et de me dire: «Bonjour, mon tuteur.»

– C’est donc fait? Quel bonheur! me dit l’enfant, en tapant des mains.

– Cela s’est fait, mademoiselle, dans la salle commune, devant le juge de paix, et vous subirez dès aujourd’hui mon autorité… Vous riez, ma pupille? Je le vois dans vos yeux: il vous passe quelque folle idée par la tête. Encore une lune!

– Oh! non, monsieur… mon tuteur. Je regardais vos cheveux blancs. Ils s’enroulent sur les bords de votre chapeau comme du chèvrefeuille sur un balcon. Ils sont très beaux et je les aime.

– Asseyez-vous, ma pupille, et, s’il est possible, ne dites plus de choses déraisonnables; j’en ai de sérieuses à vous dire. Écoutez-moi: vous ne tenez pas absolument, je pense, à retourner chez mademoiselle Préfère?… Non. Que diriez-vous si je vous gardais ici pour achever votre éducation, jusqu’à ce que… que sais-je? Toujours, comme on dit.

– Oh! monsieur! s’écria-t-elle, rouge de bonheur.

Je poursuivis:

– Il y a là, derrière, une petite chambre que ma gouvernante a préparée à votre intention. Vous y remplacerez des bouquins comme le jour succède à la nuit. Allez voir avec Thérèse si cette chambre est habitable. Il est entendu avec madame de Gabry que vous y coucherez ce soir.

Elle y courait déjà; je la rappelai:

– Jeanne, écoutez-moi encore. Vous vous êtes fait jusqu’ici bien voir de ma gouvernante qui, comme toutes les vieilles gens, est assez morose de son naturel. Ménagez-la. J’ai cru devoir la ménager moi-même et souffrir ses impatiences. Je vous dirai, Jeanne, respectez-la. Et, en parlant ainsi, je n’oublie pas qu’elle est ma servante et la vôtre: elle ne l’oubliera pas davantage. Mais vous devez respecter en elle son grand âge et son grand cœur. C’est une humble créature qui a longtemps duré dans le bien; elle s’y est endurcie. Souffrez la roideur de cette âme droite. Sachez commander; elle saura obéir. Allez, ma fille; arrangez votre chambre de la façon qui vous semblera le plus convenable pour votre travail et votre repos.

Ayant ainsi poussé Jeanne, avec ce viatique, dans son chemin de bonne ménagère, je me mis à lire une revue qui, bien que menée par des jeunes gens, est excellente. Le ton en est rude, mais l’esprit zélé. L’article que je lus passe en précision et en fermeté tout ce qu’on faisait dans ma jeunesse. L’auteur de cet article, M. Paul Meyer, marque chaque faute d’un coup d’ongle incisif.

Nous n’avions pas, nous autres, cette impitoyable justice. Notre indulgence était vaste. Elle allait à confondre le savant et l’ignorant dans la même louange. Pourtant il faut savoir blâmer et c’est là un devoir rigoureux. Je me rappelle le petit Raymond (c’était ainsi qu’on l’appelait). Il ne savait rien; il avait l’esprit étroitement borné, mais il aimait beaucoup sa mère. Nous nous gardâmes de dénoncer l’ignorance et la stupidité d’un si bon fils, et le petit Raymond, grâce à notre complaisance, parvint à l’Institut. Il n’avait plus sa mère et les honneurs pleuvaient sur lui. Il était tout-puissant, au grand préjudice de ses confrères et de la science. Mais voici venir mon jeune ami du Luxembourg.

– Bonsoir, Gélis. Vous avez aujourd’hui la mine réjouie. Que vous arrive-t-il, mon cher enfant?

Il lui arrive qu’il a soutenu très convenablement sa thèse et qu’il est reçu dans un bon rang. C’est ce qu’il m’annonce en ajoutant que mes travaux, dont il fut question incidemment dans le cours de la séance, ont été, de la part des professeurs de l’école, l’objet d’un éloge sans réserve.

– Voilà qui va bien, répondis-je, et je suis heureux, Gélis, de voir ma vieille réputation associée à votre jeune gloire. Je m’intéressais vivement, vous le savez, à votre thèse; mais des arrangements domestiques m’ont fait oublier que vous la souteniez aujourd’hui.

Mademoiselle Jeanne vint à point le renseigner au sujet de ces arrangements. L’étourdie entra comme une brise légère dans la cité des livres, et s’écria que sa chambre était une petite merveille. Elle devint toute rouge en voyant M. Gélis. Mais nul ne peut éviter sa destinée.

J’observai que, cette fois, ils furent timides l’un et l’autre et ne causèrent point entre eux.

Tout beau! Sylvestre Bonnard, en observant votre pupille vous oubliez que vous êtes tuteur. Vous l’êtes de ce matin, et cette nouvelle fonction vous impose déjà des devoirs délicats. Vous devez, Bonnard, écarter habilement ce jeune homme, vous devez… Eh! sais-je ce que je dois faire?…

M. Gélis prend des notes dans mon exemplaire unique de la Ginevera delle clare donne. J’ai tiré au hasard un livre de la tablette la plus proche; je l’ouvre et j’entre avec respect au milieu d’un drame de Sophocle. En vieillissant, je me prends d’amour pour les deux antiquités, et désormais les poètes de la Grèce et de l’Italie sont, dans la cité des livres, à la hauteur de mon bras. Je lis ce chœur suave et lumineux qui déroule sa belle mélopée au milieu d’une action violente, le chœur des vieillards thébains «‘΄Ερως ανικατε… Invincible Amour, ô toi qui fonds sur les riches maisons, qui reposes sur les joues délicates de la jeune fille, qui passes les mers et visites les étables, aucun des immortels ne peut te fuir, ni aucun des hommes qui vivent peu de jours; et qui te possède est en délire.» Et quand j’eus relu ce chant délicieux, la figure d’Antigone m’apparut dans son inaltérable pureté. Quelles images, dieux et déesses qui flottiez dans le plus pur des cieux! Le vieillard aveugle, le roi mendiant qui longtemps erra, conduit par Antigone, a reçu maintenant une sépulture sainte, et sa fille, belle comme les plus belles images que l’âme humaine ait jamais conçues, résiste au tyran et ensevelit pieusement son frère. Elle aime le fils du tyran, et ce fils l’aime. Et tandis qu’elle va au supplice où sa piété l’a conduite, les vieillards chantent: