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«Invincible amour, ô toi qui fonds sur les riches maisons, toi qui reposes sur les joues délicates de la jeune fille…»

Je ne suis pas un égoïste. Je suis sage; il faut que j’élève cette enfant, elle est trop jeune pour que je la marie. Non! je ne suis pas un égoïste, mais il faut que je la garde quelques années avec moi, avec moi seul. Ne peut-elle attendre ma mort? Soyez tranquille, Antigone; le vieil Œdipe trouvera à temps le lieu saint de sa sépulture.

Pour le moment, Antigone aide notre gouvernante à éplucher les navets. Elle dit que cela lui revient comme étant de la sculpture.

Mai.

Qui reconnaîtrait la cité des livres? Il y a maintenant des fleurs sur tous les meubles. Jeanne a raison: ces roses sont fort belles dans ce vase de faïence bleue. Elle accompagne chaque jour Thérèse au marché, et en rapporte des fleurs. Les fleurs sont en vérité de charmantes créatures. Il faudra bien un jour que je suive mon dessein et que je les étudie chez elles, à la campagne, avec tout l’esprit de méthode dont je suis capable.

Et que faire ici? Pourquoi achever de brûler mes yeux sur de vieux parchemins qui ne me disent plus rien qui vaille? Je les déchiffrais jadis, ces anciens textes, avec une ardeur magnanime. Qu’espérais-je donc y trouver alors? La date d’une fondation pieuse, le nom de quelque moine imagier ou copiste, le prix d’un pain, d’un bœuf ou d’un champ, une disposition administrative ou judiciaire, cela et quelque chose encore, quelque chose de mystérieux, de vague et de sublime qui échauffait mon enthousiasme. Mais j’ai cherché soixante ans sans trouver ce quelque chose. Ceux qui valaient mieux que moi, les maîtres, les grands, les Fauriel, les Thierry, qui ont découvert tant de choses, sont morts à la tâche sans avoir découvert non plus ce quelque chose qui, n’ayant pas de corps, n’a pas de nom, et sans lequel pourtant aucune œuvre de l’esprit ne serait entreprise sur cette terre. Maintenant que je ne cherche que ce que je puis raisonnablement trouver, je ne trouve plus rien du tout, et il est probable que je n’achèverai jamais l’histoire des abbés de Saint-Germain-des-Prés.

– Devinez, tuteur, ce que j’apporte dans mon mouchoir?

– Il y a toute apparence que ce sont des fleurs, Jeanne.

– Oh! non, ce ne sont pas des fleurs. Regardez.

Je regarde et je vois une petite tête grise qui sort du mouchoir. C’est celle d’un petit chat gris. Le mouchoir s’ouvre: l’animal saute sur le tapis, se secoue, redresse une oreille, puis l’autre et examine prudemment le lieu et les personnes.

Le panier au bras, Thérèse arrive, hors d’haleine. Son défaut n’est pas de dissimuler; elle reproche véhémentement à Mademoiselle d’apporter dans la maison un chat qu’elle ne connaît pas. Jeanne, pour se justifier, raconte l’aventure. Passant avec Thérèse devant la boutique d’un pharmacien, elle voit un apprenti qui envoie d’un grand coup de pied un petit chat dans la rue. Le chat, surpris et incommodé, se demande s’il restera dans la rue malgré les passants qui le bousculent et l’effraient ou s’il rentrera dans la boutique au risque d’en sortir de nouveau au bout d’un soulier. Jeanne estime que sa position est critique et comprend qu’il hésite. Il a l’air stupide; elle pense que c’est l’indécision qui lui donne cet air. Elle le prend dans ses bras. Et n’étant à son aise ni dehors ni dedans, il consent à rester en l’air. Tandis qu’elle achève de le rassurer par des caresses, elle dit à l’apprenti pharmacien:

– Si cette bête vous déplaît, il ne faut pas la battre; il faut me la donner.

– Prenez-la, répond le potard.

– Voilà!… ajoute Jeanne en matière de conclusion.

Et elle se fait une voix flûtée pour promettre au minet toutes sortes de douceurs.

– Il est bien maigre, dis-je, en examinant ce pitoyable animal; de plus, il est bien laid.

Jeanne ne le trouve pas laid, mais elle reconnaît qu’il a l’air plus stupide que jamais; ce n’est pas cette fois l’indécision, c’est la surprise qui, selon elle, imprime ce fâcheux caractère à sa physionomie. Si nous nous mettions à sa place, pense-t-elle, nous conviendrions qu’il lui est impossible de rien comprendre à son aventure. Nous rions au nez de la pauvre bête, qui garde un sérieux comique. Jeanne veut le prendre dans ses bras, mais il se cache sous la table et n’en sort pas même à la vue d’une soucoupe pleine de lait.

Nous nous éloignons; la soucoupe est vide.

– Jeanne, dis-je, votre protégé a une triste mine; il est d’un naturel sournois; je souhaite qu’il ne commette pas dans la cité des livres des méfaits qui nous obligent à le renvoyer à sa pharmacie. En attendant, il faut lui donner un nom. Je vous propose de le nommer Don Gris de Gouttière; mais cela est peut-être un peu long. Pilule, Drogue ou Ricin serait plus bref et aurait l’avantage de rappeler sa première condition. Qu’en dites-vous?

– Pilule irait bien, me répondit Jeanne, mais est-il généreux de lui donner un nom qui lui rappelle sans cesse les malheurs dont nous l’avons tiré? Ce serait lui faire payer notre hospitalité. Soyons plus gracieux, et donnons-lui un joli nom, dans l’espoir qu’il le mérite. Voyez comme il nous regarde: il voit qu’on s’occupe de lui. Il est déjà moins bête depuis qu’il n’est plus malheureux. Le malheur abêtit, je le sais bien.

– Eh bien, Jeanne, si vous le voulez, nous appellerons votre protégé Hannibal. La convenance de ce nom ne vous frappe pas tout d’abord. Mais l’angora qui le précéda dans la cité des livres et à qui j’avais l’habitude de faire mes confidences, car il était sage et discrète personne, se nommait Hamilcar. Il est naturel que ce nom engendre l’autre et qu’Hannibal succède à Hamilcar.

Nous tombâmes d’accord sur ce point.

– Hannibal! s’écria Jeanne, venez ici.

Hannibal, épouvanté par la sonorité étrange de son propre nom, s’alla tapir sous une bibliothèque dans un espace si petit qu’un rat n’y eût pas tenu.

Voilà un grand nom bien porté!

J’étais ce jour-là d’humeur à travailler et j’avais trempé dans l’encrier le bec de ma plume, quand j’entendis qu’on sonnait. Si jamais quelques oisifs lisaient ces feuillets barbouillés par un vieillard sans imagination, ils riraient bien de ces coups de sonnette qui retentissent à tout moment dans le cours de mon récit, sans jamais introduire un personnage nouveau ni préparer une scène inattendue. Au rebours le théâtre. M. Scribe n’ouvre ses portes qu’à bon escient et pour le plus grand plaisir des dames et des demoiselles. C’est de l’art cela. Je me serais pendu plutôt que d’écrire un vaudeville, non par mépris de la vie, mais à cause que je ne saurais rien inventer de divertissant. Inventer! Il faut pour cela avoir reçu l’influence secrète. Ce don me serait funeste. Voyez-vous que, dans mon histoire de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, j’invente quelque moinillon. Que diraient les jeunes érudits? Quel scandale à l’École! Quant à l’Institut, il ne dirait rien et n’en penserait pas davantage. Mes confrères, s’ils écrivent encore un peu, ne lisent plus du tout. Ils sont de l’avis de Parny, qui disait:

Une paisible indifférence Est la plus sage des vertus.

Être le moins possible pour être le mieux possible, c’est à quoi s’efforcent ces bouddhistes sans le savoir. S’il est plus sage sagesse, je l’irai dire à Rome. Tout cela à propos du coup de sonnette de M. Gélis.

Ce jeune homme a changé du tout au tout ses façons d’être. Il est maintenant aussi grave qu’il était léger, aussi taciturne qu’il était bavard. Jeanne suit cet exemple. Nous sommes dans la phase de la passion contenue. Car, tout vieux que je suis, je ne m’y trompe pas: ces deux enfants s’aiment avec force et durée. Jeanne l’évite maintenant; elle se cache dans sa chambre quand il entre dans la bibliothèque. Mais qu’elle le retrouve bien quand elle est seule! Seule, elle lui parle chaque soir dans la musique qu’elle joue sur le piano avec un accent rapide et vibrant qui est l’expression nouvelle de son âme nouvelle.