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– Pour cela, monsieur, le petit ne manquait de rien. On n’en aurait pas trouvé dans tout le quartier un seul mieux gavé, mieux bichonné et mieux léché que lui. Elle lui met une bavette blanche tous les jours que Dieu fait, et lui chante du matin au soir des chansons qui le font rire.

– Thérèse, un poète a dit: «L’enfant à qui n’a point souri sa mère n’est digne ni de la table des dieux ni du lit des déesses.»

8 juillet 1863.

Ayant appris qu’on refaisait le dallage de la chapelle de la Vierge à Saint-Germain-des-Prés, je me rendis dans l’église avec l’espoir de trouver quelques inscriptions mises à découvert par les ouvriers. Je ne me trompais pas. L’architecte me montra une pierre qu’il avait fait poser de chant, contre le mur. Je m’agenouillai pour déchiffrer l’inscription gravée sur cette pierre, et c’est à mi-voix, dans l’ombre de la vieille abside, que je lus ces mots qui me firent battre le cœur:

Cy gist Jehan Toutmouillé, moyne de ceste église, qui fist mettre en argent le menton de saint Vincent et de saint Amant et le pié des Innocens; qui toujours en son vivant fut preud’homme et vayllant. Priez pour l’âme de lui.

J’essuyai doucement avec mon mouchoir la poussière qui souillait cette dalle funéraire: j’aurais voulu la baiser.

– C’est lui, c’est Jean Toutmouillé! m’écriai-je.

Et, du haut des voûtes, ce nom retomba sur ma tête avec fracas, comme brisé.

La face grave et muette du suisse, que je vis s’avançant vers moi, me fit honte de mon enthousiasme, et je m’enfuis à travers les deux goupillons croisés sur ma poitrine par deux rats d’église rivaux.

Pourtant c’était bien mon Jean Toutmouillé! plus de doute; le traducteur de la Légende dorée, l’auteur des vies des saints Germain, Vincent, Ferréol, Ferrution et Droctovée, était, comme je l’avais pensé, un moine de Saint-Germain-des-Prés. Et quel bon moine encore, pieux et libéral! Il fit faire un menton d’argent, une tête d’argent, un pied d’argent pour que des restes précieux fussent couverts d’une enveloppe incorruptible! Mais pourrai-je jamais connaître son œuvre, ou cette nouvelle découverte ne doit-elle qu’augmenter mes regrets?

20 août 1869.

«Moi qui plais à quelques-uns et qui éprouve tous les hommes, la joie des bons et la terreur des méchants; moi qui fais et détruis l’erreur, je prends sur moi de déployer mes ailes. Ne me faites pas un crime si, dans mon vol rapide, je glisse par-dessus des années.»

Qui parle ainsi? C’est un vieillard que je connais trop, c’est le Temps.

Shakespeare, après avoir terminé le troisième acte du Conte d’Hiver, s’arrête pour laisser à la petite Perdita le temps de croître en sagesse et en beauté, et quand il rouvre la scène, il y évoque l’antique Porte-faux, pour rendre raison aux spectateurs des longs jours qui ont pesé sur la tête du jaloux Léontes.

J’ai laissé dans ce journal, comme Shakespeare dans sa comédie, un long intervalle dans l’oubli, et je fais, à l’exemple du poète, intervenir le Temps, pour expliquer l’omission de six années. Voilà six ans, en effet, que je n’ai écrit une ligne dans ce cahier, et je n’ai pas, hélas! en reprenant la plume, à décrire une Perdita «grandie dans la grâce». La jeunesse et la beauté sont les compagnes fidèles des poètes. Ces fantômes charmants nous visitent à peine, nous autres, l’espace d’une saison. Nous ne savons pas les fixer. Si l’ombre de quelque Perdita s’avisait, par un inconcevable caprice, de traverser ma cervelle, elle s’y froisserait horriblement à des tas de parchemin racorni. Heureux les poètes! leurs cheveux blancs n’effarouchent point les ombres flottantes des Hélène, des Francesca, des Juliette, des Julie et des Dorothée! Et le nez seul de Sylvestre Bonnard mettrait en fuite tout l’essaim des grandes amoureuses.

J’ai pourtant, comme un autre, senti la beauté; j’ai pourtant éprouvé le charme mystérieux que l’incompréhensible nature a répandu sur des formes animées; une vivante argile m’a donné le frisson qui fait les amants et les poètes. Mais je n’ai su ni aimer ni chanter. Dans mon âme, encombrée d’un fatras de vieux textes et de vieilles formules, je retrouve, comme une miniature dans un grenier, un clair visage avec deux yeux de pervenche… Bonnard, mon ami, vous êtes un vieux fou. Lisez ce catalogue qu’un libraire de Florence vous envoya ce matin même. C’est un catalogue de manuscrits, et il vous promet la description de quelques pièces notables, conservées par des curieux d’Italie et de Sicile. Voilà qui vous convient et va à votre mine!

Je lis, je pousse un cri. Hamilcar, qui a pris avec l’âge une gravité qui m’intimide, me regarde d’un air de reproche et semble me demander si le repos est de ce monde, puisqu’il ne peut le goûter auprès de moi, qui suis vieux comme il est vieux.

Dans la joie de ma découverte, j’ai besoin d’un confident, et c’est au tranquille Hamilcar que je m’adresse avec l’effusion d’un homme heureux.

– Non, Hamilcar, non, le repos n’est pas de ce monde, et la quiétude à laquelle vous aspirez est incompatible avec les travaux de la vie. Et qui vous dit que nous sommes vieux? Écoutez ce que je lis dans ce catalogue, et dites après s’il est temps de se reposer:

«La Légende dorée de Jacques de Voragine; traduction française du XIVe siècle, par le clerc Jehan Toutmouillé.

» Superbe manuscrit, orné de deux miniatures, merveilleusement exécutées et dans un parfait état de conservation, représentant, l’une la Purification de la Vierge et l’autre le couronnement de Proserpine.

» À la suite de la Légende dorée on trouve les Légendes des saints Ferréol, Ferrution, Germain et Droctovée, xxviij pages, et la Sépulture miraculeuse de monsieur Saint-Germain d’Auxerre, xij pages.

» Ce précieux manuscrit, qui faisait partie de la collection de sir Thomas Raleigh, est actuellement conservé dans le cabinet de M. Michel-Angelo Polizzi, de Girgenti.»

– Vous entendez, Hamilcar. Le manuscrit de Jehan Toutmouillé est en Sicile, chez Michel-Angelo Polizzi. Puisse cet homme aimer les savants! Je vais lui écrire.

Ce que je fis aussitôt. Par ma lettre, je priais le seigneur Polizzi de me communiquer le manuscrit du clerc Toutmouillé, lui disant à quels titres j’osais me croire digne d’une telle faveur. Je mettais en même temps à sa disposition quelques textes inédits que je possède et qui ne sont pas dénués d’intérêt. Je le suppliais de me favoriser d’une prompte réponse, et j’inscrivis, au-dessous de ma signature, tous mes titres honorifiques.

– Monsieur! monsieur! où courez-vous ainsi? s’écriait Thérèse effarée, en descendant quatre à quatre, à ma poursuite, les marches de l’escalier, mon chapeau à la main.

– Je vais mettre une lettre à la poste, Thérèse.

– Seigneur Dieu! s’il est permis de s’échapper ainsi, nu-tête, comme un fou!

– Je suis fou, Thérèse. Mais qui ne l’est pas? Donne-moi vite mon chapeau.

– Et vos gants, monsieur! et votre parapluie!

J’étais au bas de l’escalier que je l’entendais encore s’écrier et gémir.

10 octobre 1869.

J’attendais la réponse du seigneur Michel-Angelo Polizzi avec une impatience que je contenais mal. Je ne tenais pas en place; je faisais des mouvements brusques; j’ouvrais et je fermais bruyamment mes livres. Il m’arriva un jour de culbuter du coude un tome du Moreri. Hamilcar, qui se léchait, s’arrêta soudain et, la patte par-dessus l’oreille, me regarda d’un œil fâché. Était-ce donc à cette vie tumultueuse qu’il devait s’attendre sous mon toit? N’étions-nous pas tacitement convenus de mener une existence paisible? J’avais rompu le pacte.

– Mon pauvre compagnon, lui répondis-je, je suis en proie à une passion violente, qui m’agite et me mène. Les passions sont ennemies du repos, j’en conviens; mais, sans elles, il n’y aurait ni industries ni arts en ce monde. Chacun sommeillerait nu sur un tas de fumier, et tu ne dormirais pas tout le jour, Hamilcar, sur un coussin de soie, dans la cité des livres.

Je n’exposai pas plus avant à Hamilcar la théorie des passions, parce que ma gouvernante m’apporta une lettre. Elle était timbrée de Naples et disait:

«Illustrissime seigneur,

» Je possède en effet l’incomparable manuscrit de la Légende dorée, qui n’a point échappé à votre lucide attention. Des raisons capitales s’opposent impérieusement et tyranniquement à ce que je m’en dessaisisse pour un seul jour, pour une seule minute. Ce sera pour moi une joie et une gloire de vous le communiquer dans mon humble maison de Girgenti, laquelle sera embellie et illuminée par votre présence. C’est donc dans l’impatiente espérance de votre venue que j’ose me dire, seigneur académicien, votre humble et dévoué serviteur.