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– Les arts! les arts! s’écria M. Polizzi, en levant de nouveau les bras vers le ciel; les arts! quelle dignité! quelle consolation! Je suis peintre, Excellence!

Et il me montra un saint François qui était inachevé et qui eût pu le rester sans dommage pour l’art et pour le culte. Il me fit voir ensuite quelques vieux tableaux d’un meilleur style, mais qui me semblèrent restaurés avec indiscrétion.

– Je répare, me dit-il, les tableaux anciens. Oh! les vieux maîtres! quelle âme! quel génie!

– Il est donc vrai? lui dis-je, vous êtes à la fois peintre, antiquaire et négociant en vins.

– Pour servir Votre Excellence, me répondit-il. J’ai en ce moment un zucco dont chaque goutte est une perle de feu. Je veux le faire goûter à Votre Seigneurie.

– J’estime les vins de Sicile, répondis-je, mais ce n’est pas pour des flacons que je viens vous voir, monsieur Polizzi.

Lui:

– C’est donc pour des peintures. Vous êtes amateur. Ma joie est immense de recevoir des amateurs de peinture. Je vais vous montrer le chef-d’œuvre du Monrealese; oui, Excellence, son chef-d’œuvre! Une Adoration des bergers! C’est la perle de l’école sicilienne!

Moi:

– Je verrai cet ouvrage avec plaisir; mais parlons d’abord de ce qui m’amène.

Ses petits yeux agiles s’arrêtèrent sur moi avec curiosité, et ce n’est pas sans une cruelle angoisse que je m’aperçus qu’il ne soupçonnait pas même l’objet de ma visite.

Très troublé et sentant la sueur glacer mon front, je bredouillai pitoyablement une phrase qui revenait à peu près à celle-ci:

– Je viens exprès de Paris pour prendre communication d’un manuscrit de la Légende dorée que vous m’aviez dit posséder.

À ces mots, il leva les bras, ouvrit démesurément la bouche et les yeux et donna les marques de la plus vive agitation.

– Oh! le manuscrit de la Légende dorée! une perle, Excellence, un rubis, un diamant! Deux miniatures si parfaites qu’elles font entrevoir le paradis. Quelle suavité! Ces couleurs ravies à la corolle des fleurs font un miel pour les yeux! Julio Clovio n’a pas fait mieux.

– Montrez-le-moi, dis-je, sans pouvoir dissimuler ni mon inquiétude ni mon espoir.

– Vous le montrer! s’écria Polizzi. Et le puis-je, Excellence? Je ne l’ai plus! Je ne l’ai plus!

Et il semblait vouloir s’arracher les cheveux. Il se les serait bien tous tirés du cuir sans que je l’en empêchasse. Mais il s’arrêta de lui-même avant de s’être fait grand mal.

– Comment? lui dis-je en colère, comment? Vous me faites venir de Paris à Girgenti pour me montrer un manuscrit, et, quand je viens, vous me dites que vous ne l’avez plus. C’est indigne, monsieur. Je laisse votre conduite à juger à tous les honnêtes gens.

Qui m’eût vu alors se fût fait une idée assez juste d’un mouton enragé.

– C’est indigne! c’est indigne! répétai-je en étendant mes bras qui tremblaient.

Michel-Angelo Polizzi se laissa tomber sur une chaise dans l’attitude d’un héros mourant. Je vis ses yeux se gonfler de larmes et ses cheveux, jusque-là flambants au-dessus de sa tête, tomber en désordre sur son front.

– Je suis père, Excellence, je suis père! s’écria-t-il enjoignant les mains.

Il ajouta avec des sanglots:

– Mon fils Rafaello, le fils de ma pauvre femme, dont je pleure depuis quinze ans la mort, Rafaello, Excellence, il a voulu s’établir à Paris; il a loué une boutique rue Laffitte pour y vendre des curiosités. Je lui ai donné tout ce que je possédais de précieux, je lui ai donné mes plus belles majoliques, mes plus belles faïences d’Urbino, mes tableaux de maître, et quels tableaux, signor! Ils m’éblouissent encore quand je les revois en imagination! Et tous signés! Enfin, je lui ai donné le manuscrit de la Légende dorée. Je lui aurais donné ma chair et mon sang. Un fils unique! le fils de ma pauvre sainte femme.

– Ainsi, dis-je, pendant que, sur votre foi, monsieur, j’allais chercher dans le fond de la Sicile le manuscrit du clerc Toutmouillé, ce manuscrit était exposé dans une vitrine de la rue Laffitte, à quinze cents mètres de chez moi!

– Il y était, c’est la sainte vérité, me répondit M. Polizzi, soudainement rasséréné, et il y est encore, du moins je le pense, Excellence.

Il prit sur une tablette une carte qu’il m’offrit en me disant:

– Voici l’adresse de mon fils. Faites la connaître à vos amis et vous m’obligerez. Faïences, émaux, étoffes, tableaux, il possède un assortiment complet d’objets d’art, toute la roba, et antique, sur mon honneur. Allez le voir: il vous montrera le manuscrit de la Légende dorée. Deux miniatures d’une fraîcheur miraculeuse.

Je pris lâchement la carte qu’il me tendait.

Cet homme abusa de ma faiblesse en m’invitant de nouveau à répandre dans les sociétés le nom de Rafaello Polizzi.

J’avais déjà la main sur le bouton de la porte, quand mon Sicilien me saisit le bras. Il avait l’air inspiré:

– Ah! Excellence, me dit-il, quelle cité que la nôtre! Elle a donné naissance à Empédocle. Empédocle! quel grand homme et quel grand citoyen! Quelle audace de pensée, quelle vertu! quelle âme! Il y a là-bas, sur le port, une statue d’Empédocle devant laquelle je me découvre chaque fois que je passe. Quand Rafaello, mon fils, fut sur le point de partir pour fonder un établissement d’antiquités dans la rue Laffitte, à Paris, je l’ai conduit sur le port de notre ville, et c’est au pied de la statue d’Empédocle que je lui ai donné ma bénédiction paternelle. «Souviens-toi d’Empédocle», lui ai-je dit. Ah! signor, c’est un nouvel Empédocle qu’il faudrait aujourd’hui à notre malheureuse patrie! Voulez-vous que je vous conduise à sa statue, Excellence? Je vous servirai de guide pour visiter les ruines. Je vous montrerai le temple de Castor et Pollux, le temple de Jupiter Olympien, le temple de Junon Lucinienne, le puits antique, le tombeau de Théron et la Porte d’or. Les guides des voyageurs sont tous des ânes. Moi, je suis un bon guide, nous ferons des fouilles, si vous voulez, et nous découvrirons des trésors. J’ai la science, le don des fouilles. Je découvre des chefs-d’œuvre dans des excavations où les savants n’avaient rien trouvé.

Je parvins à me dégager. Mais il courut après moi, m’arrêta au pied de l’escalier et me dit à l’oreille:

– Excellence, écoutez: je vous conduirai dans la ville; je vous ferai voir nos Girgentines! Des Siciliennes, signor, la beauté antique! Et je vous montrerai de petites contadines, vous voulez?

– Le diable vous emporte! m’écriai-je indigné.

Et je m’enfuis dans la rue, le laissant les bras ouverts.

Quand je fus hors de sa vue, je m’affaissai sur une pierre et me mis à songer, la tête dans mes mains.

– Était-ce donc, pensais-je, était-ce donc pour m’entendre faire de telles offres que j’étais venu en Sicile?

Assurément ce Polizzi était un coquin, son fils en était un autre. Mais qu’avaient-ils tramé? Je ne pouvais le démêler. En attendant, étais-je assez humilié et contristé.

Un pas léger dans un bruit d’étoffes me fit lever la tête, et je vis venir à moi la princesse Trépof. Elle me retint sur mon banc, me prit la main et me dit avec douceur:

– Je vous cherchais, monsieur Sylvestre Bonnard. C’est une grande joie pour moi de vous avoir rencontré. Je voudrais vous laisser un souvenir agréable de notre rencontre. Vraiment, je le voudrais.

Et, tandis qu’elle parlait, je crus voir sous son voile une larme et un sourire.

Le prince s’approcha à son tour et nous couvrit de son ombre colossale.

– Montrez, Dimitri, montrez à monsieur Bonnard votre butin précieux.

Et le géant docile me tendit une boîte d’allumettes, une vilaine petite boîte de carton, ornée d’une tête bleue et rouge que l’inscription disait être celle d’Empédocle.

– Je vois, madame, je vois. Mais l’abominable Polizzi, chez qui je vous conseille de ne pas envoyer M. Trépof, m’a brouillé pour la vie avec Empédocle, et ce portrait n’est pas de sorte à me rendre cet ancien philosophe plus agréable.

– C’est laid, fit-elle, mais c’est rare. Ces boîtes sont introuvables. Il faut les acheter sur place. À sept heures du matin, Dimitri était à la fabrique. Vous voyez que nous n’avons pas perdu notre temps.