Chantal but son café en se disant : « Pourvu que la journée passe vite ! » Elle allait détruire ce village, en finir avec Bescos le soir même. De toute façon, c’était déjà une bourgade condamnée à disparaître en moins d’une génération puisqu’il n’y avait plus d’enfants – la jeune génération faisait souche dans d’autres villes du pays où elle menait la belle vie dans le tourbillon de la « compétition inutile ».
Mais la journée s’écoula lentement. A cause du ciel gris, des nuages bas, Chantal avait l’impression que les heures traînaient en longueur. Le brouillard ne permettait pas de voir les montagnes et le village semblait isolé du monde, perdu en lui-même, comme si c’était la seule partie habitée de la Terre. De sa fenêtre, Chantal vit l’étranger sortir de l’hôtel et se diriger vers les montagnes, comme à l’accoutumée. Elle craignit pour son lingot d’or mais se rassura aussitôt : il allait revenir, il avait payé une semaine d’hôtel et les hommes riches ne gaspillent jamais un centime, seuls les pauvres en sont capables.
Elle essaya de lire mais ne parvint pas à se concentrer. Elle décida de faire un tour dans le village et elle ne rencontra qu’une seule personne, Berta, la veuve qui passait ses journées assise sur le pas de sa porte, attentive à tout ce qui pouvait se produire.
— Le temps va encore se gâter, dit Berta.
Chantal se demanda pourquoi les personnes désœuvrées se soucient tellement du temps qu’il fait. Elle se contenta d’acquiescer d’un signe de tête et continua son chemin. Elle avait déjà épuisé tous les sujets de conversation possibles avec Berta depuis tout ce temps qu’elle avait vécu à Bescos. À une époque, elle avait trouvé que c’était une femme intéressante, courageuse, qui avait été capable de stabiliser sa vie, même après la mort de son mari victime d’un accident de chasse : Berta avait vendu quelques-uns de ses biens, placé l’argent qu’elle avait retiré de cette vente ainsi que celui de l’assurance vie de son mari, et vivait de ces revenus. Mais, les années passant, la veuve avait cessé d’intéresser Chantal qui voyait désormais en elle l’image d’une destinée qu’elle voulait à tout prix s’éviter : non, pas question de finir sa vie assise sur une chaise, emmitouflée pendant l’hiver, comme à un poste d’observation, alors qu’il n’y avait là rien d’intéressant ni d’important ni de beau à voir.
Elle gagna la forêt proche où stagnaient des nappes de brume, sans craindre de se perdre, car elle connaissait presque par cœur tous les sentiers, arbres et rochers. Tout en marchant, elle vivait par avance la soirée, sûrement palpitante ; elle essayait diverses façons de raconter la proposition de l’étranger : soit elle se contentait de rapporter au pied de la lettre ce qu’elle avait vu et entendu, soit elle forgeait une histoire plus ou moins vraisemblable, en s’efforçant de lui donner le style de cet homme qui ne la laissait pas dormir depuis trois jours.
« Un homme très dangereux, pire que tous les chasseurs que j’ai connus. »
Tout à coup, Chantal se rendit compte qu’elle avait découvert une autre personne aussi dangereuse que l’étranger : elle-même. Quatre jours plus tôt, elle ne percevait pas qu’elle était en train de s’accoutumer à ce qu’elle était, à ce qu’elle pouvait espérer de l’avenir, au fait que la vie à Bescos n’était pas tellement désagréable – elle était même très gaie en été quand le lieu était envahi par des touristes qui trouvaient que c’était un « petit paradis ».
À présent, les monstres sortaient de leurs tombes, hantaient ses nuits, la rendaient malheureuse, abandonnée de Dieu et de son propre destin. Pis encore : ils l’obligeaient à voir l’amertume qui la rongeait jour et nuit, qu’elle traînait dans la forêt, dans son travail, dans ses rares rencontres et dans ses moments fréquents de solitude.
« Que cet homme soit condamné. Et moi avec lui, moi qui l’ai forcé à croiser mon chemin. »
Elle décida de rentrer. Elle se repentait de chaque minute de sa vie et elle blasphémait contre sa mère morte à sa naissance, contre sa grand-mère qui lui avait enseigné qu’elle devait s’efforcer d’être bonne et honnête, contre ses amis qui l’avaient abandonnée, contre son destin qui lui collait à la peau.
Berta n’avait pas bougé de sa chaise.
— Tu marches bien vite, dit-elle. Assieds-toi à côté de moi et repose-toi un peu.
Chantal accepta l’invitation. Elle aurait fait n’importe quoi pour voir le temps passer plus vite.
— On dirait que le village est en train de changer, dit Berta. Il y a quelque chose de différent dans l’air. Hier soir, j’ai entendu le loup maudit hurler.
La jeune femme poussa un soupir de soulagement. Maudit ou non, un loup avait hurlé la nuit précédente et elle n’avait pas été la seule à l’entendre.
— Ce village ne change jamais, répondit-elle. Seules les saisons varient, nous voici en hiver.
— Non, c’est l’arrivée de l’étranger.
Chantal tressaillit. S’était-il confié à quelqu’un d’autre ?
— Qu’est-ce que l’arrivée de l’étranger a à voir avec Bescos ?
— Je passe mes journées à regarder autour de moi. Certains pensent que c’est une perte de temps, mais c’est la seule façon d’accepter la mort de celui que j’ai tant aimé. Je vois les saisons passer, les arbres perdre et retrouver leurs feuilles. Il n’empêche que, de temps en temps, un élément inattendu provoque des changements définitifs. On m’a dit que les montagnes alentour sont le résultat d’un tremblement de terre survenu il y a des millénaires.
La jeune femme acquiesça : elle avait appris la même chose au collège.
— Alors, rien ne redevient comme avant. J’ai peur que cela puisse arriver maintenant.
Chantal eut soudain envie de raconter l’histoire du lingot, car elle pressentait que la vieille savait quelque chose à ce sujet, mais elle garda le silence. Berta enchaîna :
— Je pense à Ahab, notre grand réformateur, notre héros, l’homme qui a été béni par saint Savin.
— Pourquoi Ahab ?
— Parce qu’il était capable de comprendre qu’un petit détail, même anodin, peut tout détruire. On raconte qu’après avoir pacifié la bourgade, chassé les brigands intraitables et modernisé l’agriculture et le commerce de Bescos, un soir, il réunit ses amis pour dîner et prépara pour eux un rôti de premier choix. Tout à coup, il s’aperçut qu’il n’avait plus de sel.
« Alors Ahab dit à son fils :
— Va chez l’épicier et achète du sel. Mais paie le prix fixé, ni plus ni moins.
« Le fils, un peu surpris, rétorqua :
— Père, je comprends que je ne dois pas le payer plus cher. Mais, si je peux marchander un peu, pourquoi ne pas faire une petite économie ?
— Je te le conseillerais dans une grande ville. Mais dans un village comme le nôtre, agir ainsi pourrait conduire à une catastrophe.
« Une fois le fils parti faire l’emplette, les invités, qui avaient assisté à la conversation, voulurent savoir pourquoi on ne devait pas marchander du sel et Ahab répondit :
— Celui qui accepte de baisser le prix du produit qu’il vend a sûrement un besoin désespéré d’argent. Celui qui profite de cette situation affiche un mépris profond pour la sueur et les efforts d’un homme qui a travaillé pour produire quelque chose.