« Mais en l’occurrence, c’est un motif trop insignifiant pour qu’un village soit anéanti.
« De même, au début du monde, l’injustice était minime. Mais chaque génération a fini par y ajouter sa part, trouvant toujours que cela n’avait guère d’importance, et voyez où nous en sommes aujourd’hui.
— Comme l’étranger, n’est-ce pas ? dit Chantal, dans l’espoir que Berta avoue avoir causé avec lui.
Mais la vieille garda le silence. Chantal insista :
— J’aimerais bien savoir pourquoi Ahab voulait à tout prix sauver Bescos. C’était un repaire de criminels, et maintenant c’est un village de lâches.
La vieille certainement savait quelque chose. Restait à découvrir si elle le tenait de l’étranger.
— C’est vrai. Mais je ne sais pas si on peut vraiment parler de lâcheté. Je pense que tout le monde a peur des changements. Les habitants de Bescos veulent tous que leur village soit comme il a toujours été : un endroit où l’on cultive la terre et élève du bétail, qui réserve un accueil chaleureux aux touristes et aux chasseurs, mais où chacun sait exactement ce qui va se passer le lendemain et où les tourmentes de la nature sont les seules choses imprévisibles. C’est peut-être une façon de trouver la paix, encore que je sois d’accord avec toi sur un point : tous sont d’avis qu’ils contrôlent tout, mais ils ne contrôlent rien.
— Ils ne contrôlent rien, c’est vrai, dit Chantal.
— « Personne ne peut ajouter un iota à ce qui est écrit », dit la vieille, citant un texte évangélique. Mais nous aimons vivre avec cette illusion, c’est une façon de nous rassurer.
« En fin de compte, c’est un choix de vie comme un autre, bien qu’il soit stupide de croire que l’on peut contrôler le monde, se réfugiant dans une sécurité illusoire qui empêche de se préparer aux vicissitudes de la vie. Au moment où l’on s’y attend le moins, un tremblement de terre fait surgir des montagnes, la foudre tue un arbre qui allait reverdir au printemps, un accident de chasse met fin à la vie d’un homme honnête.
Et, pour la centième fois, Berta raconta comment son mari était mort. Il était l’un des guides les plus respectés de la région, un homme qui voyait dans la chasse, non pas un sport sauvage, mais un art de respecter la tradition du lieu. Grâce à lui, Bescos avait créé un parc animalier, la mairie avait mis en vigueur des arrêtés destinés à protéger des espèces en voie d’extinction, la chasse au gibier commun était réglementée, pour toute pièce abattue il fallait payer une taxe dont le montant allait aux œuvres de bienfaisance de la communauté.
Le mari de Berta essayait d’inculquer aux autres chasseurs que la cynégétique était en quelque sorte un art de vivre. Quand un homme aisé mais peu expérimenté faisait appel à ses services, il le conduisait dans un lieu désert. Il posait une boîte vide sur une pierre, allait se mettre à cinquante mètres de distance et une seule balle suffisait pour faire voler la boîte.
— Je suis le meilleur tireur de la région, disait-il. Maintenant vous allez apprendre une façon d’être aussi habile que moi.
Il remettait la boîte en place, revenait se poster à cinquante mètres. Alors il prenait une écharpe et demandait à l’autre de lui bander les yeux. Aussitôt fait, il portait son fusil à l’épaule et tirait.
— Je l’ai touchée ? demandait-il en enlevant le bandeau.
— Bien sûr que non, répondait l’apprenti chasseur, tout content de voir que son mentor présomptueux s’était ridiculisé. La balle est passée très loin. Je pense que vous n’avez rien à m’apprendre.
— Je viens de vous donner la leçon la plus importante de la vie, affirmait alors le mari de Berta. Chaque fois que vous voudrez réussir quelque chose, gardez les yeux ouverts, concentrez-vous pour savoir exactement ce que vous désirez. Personne n’atteint son objectif les yeux fermés.
Un jour, alors qu’il remettait la boîte en place, son client avait cru que c’était son tour de la coucher en joue. Il avait tiré avant que le mari de Berta ne revienne à ses côtés. Il avait raté la boîte mais atteint celui-ci en pleine tête. Il n’avait pas eu le temps d’apprendre la splendide leçon de concentration sur l’objectif.
— Il faut que j’y aille, dit Chantal. J’ai des choses à faire avant ce soir.
Berta lui souhaita une bonne journée et la suivit des yeux jusqu’à ce qu’elle ait disparu dans la ruelle qui longeait l’église. Regarder les montagnes et les nuages, assise devant sa porte depuis tant d’années, bavarder mentalement avec son défunt mari lui avait appris à « voir » les personnes. Son vocabulaire était limité, elle n’arrivait pas à trouver d’autre mot pour décrire les multiples sensations que les autres lui donnaient, mais c’était ce qui se passait : elle « distinguait » les autres, elle connaissait leurs sentiments.
Tout avait commencé à l’enterrement de son grand et unique amour. Elle était en proie à une crise de larmes quand un garçonnet à côté d’elle – qui vivait maintenant à des centaines de kilomètres – lui avait demandé pourquoi elle était triste.
Berta n’avait pas voulu perturber l’enfant en lui parlant de la mort et des adieux définitifs. Elle s’était contentée de dire que son mari était parti et qu’il ne reviendrait pas de sitôt à Bescos.
« Je pense qu’il vous a raconté des histoires, avait répondu le garçonnet. Je viens de le voir caché derrière une tombe, il souriait, il avait une cuillère à soupe à la main. »
Sa mère l’avait entendu et l’avait réprimandé sévèrement. « Les enfants n’arrêtent pas de voir des choses », avait-elle dit pour excuser son fils. Mais Berta avait aussitôt séché ses larmes et regardé en direction de la tombe indiquée. Son mari avait la manie de manger sa soupe toujours avec la même cuillère, manie dont il ne démordait pas malgré l’agacement de Berta. Pourtant, elle n’avait jamais raconté l’histoire à personne, de peur qu’on le prît pour un fou. Elle avait donc compris que l’enfant avait réellement vu son mari : la cuillère à soupe en était la preuve. Les enfants « voyaient » certaines choses. Elle avait aussitôt décidé qu’elle aussi allait apprendre à « voir », parce qu’elle voulait bavarder avec lui, l’avoir de retour à ses côtés – même si c’était comme un fantôme.
D’abord, elle se claquemura dans sa maison, ne sortant que rarement, dans l’attente qu’il apparaisse devant elle. Un beau jour, elle eut une sorte de pressentiment : elle devait s’asseoir sur le pas de sa porte et prêter attention aux autres. Elle perçut que son mari souhaitait la voir mener une vie plus plaisante, participer davantage à ce qui se passait dans le village.
Elle installa une chaise devant sa maison et porta son regard vers les montagnes. Rares étaient les passants dans les rues de Bescos. Pourtant, ce même jour, une femme arriva d’un village voisin et lui dit qu’au marché des camelots vendaient des couverts à bas prix, mais de très bonne qualité, et elle sortit de son cabas une cuillère pour prouver ses dires.
Berta était persuadée qu’elle ne reverrait plus jamais son mari mais, s’il lui avait demandé d’observer le village, elle respecterait ses volontés. Avec le temps, elle commença à remarquer une présence à sa gauche et elle eut la certitude qu’il était là pour lui tenir compagnie, la protéger du moindre danger et surtout lui apprendre à voir les choses que les autres ne percevaient pas, par exemple les dessins des nuages porteurs de messages. Elle était un peu triste lorsque, essayant de le regarder de face, elle sentait sa présence se diluer. Mais très vite elle remarqua qu’elle pouvait communiquer avec lui en se servant de son intuition et ils se mirent à avoir de longues conversations sur tous les sujets possibles.
Trois ans plus tard, elle était déjà capable de « voir » les sentiments des gens et de recevoir par ailleurs de son mari des conseils pratiques fort utiles : ne pas accepter de transiger sur le montant de son assurance vie, changer de banque avant qu’elle ne fasse faillite, ruinant de nombreux habitants de la région.