Un jour – elle avait oublié quand c’était arrivé –, il lui avait dit que Bescos pouvait être détruit. Sur le moment, Berta imagina un tremblement de terre, de nouvelles montagnes surgissant à l’horizon, mais il l’avait rassurée, un tel événement ne se produirait pas avant au moins mille ans. C’était un autre type de destruction qu’il redoutait, sans savoir au juste lequel. En tout cas, elle devait rester vigilante, car c’était son village, l’endroit qu’il aimait le plus au monde, même s’il l’avait quitté plus tôt qu’il ne l’aurait souhaité.
Berta commença à être de plus en plus attentive aux personnes, aux formes des nuages, aux chasseurs de passage, et rien ne semblait indiquer que quelqu’un dans l’ombre préparait la destruction d’une bourgade qui n’avait jamais fait de mal à personne. Mais son mari lui demandait instamment de ne pas relâcher son attention et elle suivait cette recommandation.
Trois jours plus tôt, elle avait vu l’étranger arriver en compagnie d’un démon. Et elle avait compris que son attente touchait à sa fin. Aujourd’hui, elle avait remarqué que la jeune femme était encadrée par un démon et par un ange. Elle avait aussitôt établi le rapport entre ces deux faits et conclu que quelque chose d’étrange se passait dans son village.
Elle sourit pour elle-même, tourna son regard vers sa gauche et mima un baiser discret. Non, elle n’était pas une vieille inutile. Elle avait quelque chose de très important à faire : sauver l’endroit où elle était née, sans savoir encore quelles mesures elle devait prendre.
Chantal la laissa plongée dans ses pensées et regagna sa chambre. À en croire les racontars des habitants de Bescos, Berta était une vieille sorcière. Ils disaient qu’elle avait passé un an enfermée chez elle, à apprendre des arts magiques. Chantal avait un jour demandé qui l’avait initiée et des gens avaient insinué que le démon en personne lui apparaissait pendant la nuit ; d’autres affirmé qu’elle invoquait un prêtre celtique en utilisant des formules que ses parents lui avaient transmises. Mais personne ne s’en souciait : Berta était inoffensive et elle avait toujours de bonnes histoires à raconter.
Tous étaient d’accord avec cette conclusion et pourtant c’étaient toujours les mêmes histoires. Soudain, Chantal se figea, la main sur la poignée de la porte. Elle avait beau avoir souvent entendu Berta faire le récit de la mort de son mari, c’est seulement en cet instant qu’elle se rendit compte qu’il y avait là une leçon capitale pour elle. Elle se rappela sa récente promenade dans la forêt, sa haine sourde – dans tous les sens du terme –, prête à blesser indistinctement tous ceux qui passeraient à sa portée – le village, ses habitants, leur descendance – et elle-même s’il le fallait.
Mais, à vrai dire, la seule cible, c’était l’étranger. Se concentrer, tirer, réussir à tuer la proie. À cet effet, il fallait préparer un plan. Ce serait une sottise de révéler quelque chose ce soir-là, alors que le contrôle de la situation lui échappait. Elle décida de remettre à un jour ou deux le récit de sa rencontre avec l’étranger – se réservant même de ne rien dire.
6
Ce soir-là, quand Chantal encaissa le montant des boissons que l’étranger avait offertes, comme d’habitude, elle remarqua qu’il lui glissait discrètement un billet dans la main. Elle le mit dans sa poche, feignant l’indifférence, mais elle avait vu que l’homme avait tenté, à plusieurs reprises, d’échanger des regards avec elle. Le jeu, à présent, semblait inversé : elle contrôlait la situation, à elle de choisir le champ de bataille et l’heure du combat. C’était ainsi que se comportaient les bons chasseurs : ils imposaient toujours leurs conditions pour que le gibier vienne à eux.
Elle attendit d’être de retour à sa chambre – cette fois avec la sensation qu’elle allait bien dormir – pour lire le billet : l’étranger lui proposait de la rencontrer à l’endroit où ils s’étaient connus. Il ajoutait qu’il préférait une conversation en tête à tête, mais qu’il n’excluait pas de parler devant tout le monde, si elle le souhaitait.
Elle comprit la menace implicite. Loin d’en être effrayée, elle était contente de l’avoir reçue. Cela prouvait qu’il était en train de perdre le contrôle, car les hommes et les femmes dangereux ne font jamais cela. Ahab, le grand pacificateur de Bescos, avait coutume de dire : « Il existe deux types d’imbéciles : ceux qui renoncent à faire une chose parce qu’ils ont reçu une menace, et ceux qui croient qu’ils vont faire quelque chose parce qu’ils menacent autrui. »
Elle déchira le billet en petits morceaux qu’elle jeta dans la cuvette des W C, actionna la chasse d’eau. Puis, après avoir pris un bain très chaud, elle se glissa sous les couvertures en souriant. Elle avait réussi exactement ce qu’elle souhaitait : elle allait rencontrer de nouveau l’étranger en tête à tête. Si elle voulait savoir comment le vaincre, il fallait mieux le connaître.
Elle s’endormit presque aussitôt – d’un sommeil profond, réparateur, délassant. Elle avait passé une nuit avec le Bien, une nuit avec le Bien et le Mal, et une nuit avec le Mal. Aucun des deux ne l’avait emporté, elle non plus, mais ils étaient toujours bien vivants dans son âme et maintenant ils commençaient à se battre entre eux – pour démontrer qui était le plus fort.
7
Quand l’étranger arriva au bord de la rivière, il trouva Chantal qui l’attendait sous une pluie battante – les bourrasques avaient recommencé.
— Nous n’allons pas parler du temps, dit-elle. Il pleut, rien à ajouter. Je connais un endroit où nous serons plus à l’aise pour bavarder.
Elle se leva et saisit le sac de toile, de forme allongée, qu’elle avait apporté.
— Vous avez un fusil dans ce sac, dit l’étranger.
— Oui.
— Vous voulez me tuer.
— Vous avez deviné. Je ne sais pas si je vais réussir, mais j’en ai très envie. De toute façon, j’ai pris cette arme pour une autre raison : il se peut que je rencontre le loup maudit sur mon chemin et, si je l’extermine, je serai davantage respectée à Bescos. Hier, je l’ai entendu hurler, mais personne n’a voulu me croire.
— Un loup maudit ?
Elle se demanda si elle devait ou non se montrer familière avec cet homme qui, elle ne l’oubliait pas, était son ennemi. Mais elle se rappela un ouvrage sur les arts martiaux japonais – elle n’aimait pas dépenser son argent à acheter des livres, aussi lisait-elle ceux que les clients de l’hôtel laissaient en partant, quel que soit leur genre – dans lequel elle avait appris que la meilleure façon d’affaiblir son adversaire consiste à le convaincre que vous êtes de son côté.
Tout en cheminant, sans souci du vent et de la pluie, elle raconta l’histoire. Deux ans plus tôt, un homme de Bescos, le forgeron, pour être plus précis, était en train de se promener dans la forêt quand il s’était trouvé nez à nez avec un loup et ses petits. Malgré sa peur, l’homme avait saisi une grosse branche et avait fondu sur l’animal. Normalement, le loup aurait dû fuir, mais comme il était avec ses louveteaux, il avait contre-attaqué et mordu le forgeron à la jambe. Celui-ci, doté d’une force peu commune vu sa profession, avait réussi à frapper l’animal avec une telle violence qu’il l’avait obligé à reculer, puis à disparaître à jamais dans les fourrés avec ses petits : tout ce qu’on savait de lui, c’était qu’il avait une tache blanche à l’oreille gauche.