— Pourquoi est-il maudit ?
— Les animaux, même les plus féroces, n’attaquent en général jamais, sauf dans des circonstances exceptionnelles, comme dans ce cas, quand ils doivent protéger leurs petits.
Cependant, si par hasard ils attaquent et goûtent du sang humain, ils deviennent dangereux, ils veulent y tâter de nouveau, et cessent d’être des animaux sauvages pour se changer en assassins. À Bescos, tout le monde pense que ce loup, un jour, attaquera encore.
« C’est mon histoire », se dit l’étranger.
Chantal allongeait le pas, elle était jeune, bien entraînée, et elle voulait voir cet homme s’essouffler, et ainsi avoir un avantage psychologique sur lui, voire l’humilier. Mais, même soufflant un peu, il restait à sa hauteur et il ne lui demanda pas de ralentir.
Ils arrivèrent à une petite hutte bien camouflée qui servait d’affût pour les chasseurs. Ils s’assirent en se frottant les mains pour les réchauffer.
— Que voulez-vous ? dit-elle. Pourquoi m’avez-vous passé ce billet ?
— Je vais vous proposer une énigme : de tous les jours de notre vie, quel est celui qui n’arrive jamais ?
Chantal ne sut que répondre.
— Le lendemain, dit l’étranger. Selon toute apparence, vous ne croyez pas que le lendemain va arriver et vous différez ce que je vous ai demandé. Nous arrivons à la fin de la semaine. Si vous ne dites rien, moi je le ferai.
Chantal quitta la hutte, s’éloigna un peu, ouvrit son sac de toile et en sortit le fusil. L’étranger fit comme s’il ne voyait rien.
— Vous avez touché au lingot, reprit-il. Si vous deviez écrire un livre sur cette expérience, croyez-vous que la majorité de vos lecteurs, avec toutes les difficultés qu’ils affrontent, les injustices dont ils souffrent, leurs problèmes matériels quotidiens, croyez-vous que tous ces gens souhaiteraient vous voir fuir avec le lingot ?
— Je ne sais pas, dit-elle en glissant une cartouche dans un canon du fusil.
— Moi non plus. C’est la réponse que j’attendais.
Chantal introduisit la seconde cartouche.
— Vous êtes prête à me tuer, ne cherchez pas à me tranquilliser avec cette histoire de loup. En fait, vous répondez ainsi à la question que je me pose : les êtres humains sont essentiellement méchants, une simple serveuse vivant dans un petit village est capable de commettre un crime pour de l’argent. Je vais mourir, mais à présent je connais la réponse et je meurs content.
— Tenez, dit Chantal en lui tendant le fusil. Personne ne sait que je suis au courant. Tous les renseignements de votre fiche d’hôtel sont faux. Vous pouvez partir quand vous voulez et, si j’ai bien compris, vous avez les moyens d’aller n’importe où dans le monde. Pas besoin d’être un tireur d’élite : il suffit de pointer le fusil vers moi et d’appuyer sur la détente. Ce fusil est chargé à chevrotines, du gros plomb qui sert à tirer le gros gibier et les êtres humains. Il provoque d’horribles blessures, mais vous pouvez détourner le regard si vous êtes impressionnable.
L’homme posa l’index sur la détente et braqua l’arme sur Chantal qui constata, tout étonnée, qu’il la tenait de façon correcte, comme un professionnel. Ils restèrent figés un long moment. Elle savait que le coup pouvait partir à l’improviste, il suffisait d’un faux mouvement provoqué par un bruit inattendu ou un cri d’animal. Et soudain elle se rendit compte combien son comportement était puéril : à quoi bon défier quelqu’un pour le simple plaisir de le provoquer, en disant qu’il n’était pas capable de faire ce qu’il exigeait des autres ?
L’étranger semblait pétrifié, en position de tir, ses yeux ne cillaient pas, ses mains ne tremblaient pas. Maintenant il était trop tard – même si, dans le fond, il était convaincu que ce ne serait pas une mauvaise chose que d’en finir avec cette demoiselle qui l’avait défié. Chantal ouvrit la bouche pour lui demander de lui pardonner, mais l’étranger abaissa l’arme avant qu’elle ne dise mot.
— C’est comme si je pouvais toucher votre peur, dit-il en lui tendant le fusil. Je sens l’odeur de la sueur qui perle par tous vos pores, malgré la pluie qui la dilue, et j’entends, malgré le bruissement des feuilles agitées par le vent, votre cœur qui cogne dans votre gorge.
— Je vais faire ce que vous m’avez demandé, dit Chantal, feignant de ne pas l’avoir entendu car il semblait trop bien la connaître. Après tout, vous êtes venu à Bescos parce que vous vouliez en savoir davantage sur votre propre nature, si vous étiez bon ou méchant. Pour le moins, je viens de vous montrer une chose : malgré tout ce que j’ai senti ou cessé de sentir tout à l’heure, vous auriez pu appuyer sur la détente et vous ne l’avez pas fait. Vous savez pourquoi ? Parce que vous êtes un lâche. Vous vous servez des autres pour résoudre vos propres conflits, mais vous êtes incapable d’assumer certaines attitudes.
— Un jour, un philosophe allemand a dit : « Même Dieu a un enfer : c’est Son amour de l’humanité. » Non, je ne suis pas lâche. J’ai déjà déclenché des mécanismes pires que celui de ce fusil : disons plutôt, j’ai fabriqué des armes bien meilleures que celle-ci et je les ai disséminées dans le monde. J’ai agi en toute légalité, avec l’aval du gouvernement pour mes transactions et des licences d’exportation en bonne et due forme. Je me suis marié avec la femme que j’aimais, elle m’a donné deux filles adorables, je n’ai jamais détourné un centime de mon entreprise et j’ai toujours su exiger ce qui m’était dû.
« Contrairement à vous, qui vous jugez persécutée par le destin, j’ai toujours été un homme capable d’agir, de lutter contre bien des adversités, de perdre certaines batailles, d’en gagner d’autres, mais capable aussi de comprendre que victoires et défaites font partie de la vie de chacun – sauf de celle des lâches, comme vous dites, car eux ne gagnent et ne perdent jamais.
« J’ai beaucoup lu. J’ai fréquenté l’église. J’ai craint Dieu, j’ai respecté Ses commandements. J’étais un industriel très bien rémunéré et je dirigeais une entreprise gigantesque. De plus, je recevais des commissions sur les contrats que je décrochais, si bien que j’ai gagné de quoi mettre à l’abri du besoin ma famille et tous mes descendants. Vous savez que la vente d’armes est ce qu’il y a de plus lucratif au monde. Je connaissais l’importance de chaque modèle que je vendais et c’est pourquoi je contrôlais personnellement mes affaires. J’ai découvert plusieurs cas de corruption, j’ai licencié les coupables, j’ai annulé les contrats douteux. Mes armes étaient fabriquées pour la défense de l’ordre, primordiale si l’on veut assurer le progrès et la construction du monde. Voilà ce que je pensais.
L’étranger s’approcha de Chantal, la prit par les épaules pour l’obliger à le regarder dans les yeux, lui faire comprendre qu’il disait la vérité.
— Vous pensez peut-être que les fabricants d’armes sont ce qu’il y a de pire au monde. Vous avez sans doute raison. Mais c’est un fait, depuis l’âge des cavernes, l’homme s’en sert – au début c’était pour tuer les animaux, ensuite pour conquérir le pouvoir sur les autres. Le monde a pu exister sans agriculture, sans élevage, sans religion, sans musique, mais il n’a jamais existé sans armes.
Il ramassa une pierre et la soupesa.
— Regardez : voici la première, offerte généreusement par notre Mère Nature à ceux qui avaient besoin de répondre aux attaques des animaux préhistoriques. Une pierre comme celle-ci a sans doute sauvé un homme et cet homme, après des générations et des générations, a permis que nous naissions, vous et moi. S’il n’avait pas eu cette pierre, un Carnivore assassin l’aurait dévoré et des centaines de millions de personnes ne seraient pas nées.
Une rafale de pluie lui fouetta le visage, mais son regard ne dévia pas.