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— Voyez comment vont les choses : beaucoup de gens critiquent les chasseurs, mais Bescos les accueille à bras ouverts parce qu’ils font marcher le commerce. Les gens en général détestent assister à une corrida, mais cela ne les empêche pas d’acheter de la viande de taureau provenant de l’abattoir en alléguant que celui-ci a eu une mort « honorable ». De même, il y a tous ceux qui réprouvent les fabricants d’armes – et pourtant ceux-ci continueront d’exister, parce que tant qu’il y aura une arme, une autre devra s’y opposer, sinon l’équilibre des forces serait dangereusement compromis.

— En quoi cela concerne-t-il mon village ? demanda Chantal. Qu’est-ce que cela a à voir avec la violation des commandements, avec le crime et le vol, avec l’essence de l’être humain, avec le Bien et le Mal ?

Le regard de l’étranger se voila, comme s’il était soudain en proie à une profonde tristesse.

— Rappelez-vous ce que je vous ai dit au début : j’ai toujours essayé de traiter mes affaires en accord avec les lois, je me considérais comme ce qu’on appelle « un homme de bien ». Un jour, au bureau, j’ai reçu un coup de téléphone : une voix de femme, douce mais sans la moindre émotion, m’annonçait que son groupe terroriste avait enlevé ma femme et mes filles. Il voulait comme rançon une grande quantité de ce que je pouvais leur fournir : des armes. La femme m’a demandé de garder le secret, m’a dit que rien de fâcheux n’arriverait à ma famille si je suivais les instructions qu’on me donnerait.

« La femme a raccroché après m’avoir dit qu’elle rappellerait une demi-heure plus tard et m’avoir demandé d’attendre dans une cabine téléphonique proche de la gare. Je m’y suis rendu et la même voix m’a répété de ne pas me faire de souci, ma femme et mes filles étaient bien traitées et seraient libérées à bref délai, il suffisait que j’envoie par fax un ordre de livraison à une de nos filiales. A vrai dire, il ne s’agissait même pas d’un vol, mais d’une fausse vente qui pouvait passer complètement à l’as, même dans la compagnie où je travaillais.

« Mais, en bon citoyen habitué à obéir aux lois et à se sentir protégé par elles, avant d’aller à la cabine, la première chose que j’ai faite, ç’a été d’appeler la police. Dans la minute qui a suivi, je n’étais déjà plus maître de mes décisions, je m’étais changé en une personne incapable de protéger sa famille, tout un réseau se mettait en batterie pour agir à ma place. Des techniciens s’étaient déjà branchés sur le câble souterrain de la cabine pour détecter le lieu exact d’où viendrait l’appel. Des hélicoptères s’apprêtaient à décoller, des voitures de police occupaient des lieux stratégiques, des troupes de choc étaient prêtes à intervenir.

« Deux gouvernements, immédiatement au courant, se sont contactés et accordés pour interdire toute négociation. Tout ce que je devais faire, c’était obéir aux ordres des autorités, donner aux ravisseurs les réponses qu’elles me dicteraient, me comporter en tous points comme me le demanderaient les spécialistes de la lutte antiterroriste.

« Avant même que la journée ne s’achève, un commando a donné l’assaut au repaire où étaient détenus les otages et criblé de balles les ravisseurs – deux hommes et une jeune femme, apparemment peu expérimentés, de simples comparses d’une puissante organisation politique. Mais, avant de mourir, ceux-ci avaient eu le temps d’exécuter ma femme et mes filles. Si même Dieu a un enfer, qui est Son amour de l’humanité, tout homme a un enfer à portée de la main et c’est l’amour qu’il voue à sa famille.

L’homme fit une pause : il craignait de perdre le contrôle de sa voix, révélant ainsi une émotion qu’il voulait cacher. Au bout d’un moment, s’étant ressaisi, il enchaîna :

— La police, tout comme les ravisseurs, s’est servie d’armes qui sortaient d’une de mes usines. Personne ne sait comment les terroristes se les sont procurées et cela n’a aucune importance ; ce qui compte, c’est qu’ils les ont utilisées pour tuer ma famille. Oui, malgré mes précautions, ma lutte pour que tout soit fait selon les règles de production et de vente les plus rigoureuses, ma femme et mes filles ont été tuées par quelque chose que j’avais vendu, à un moment donné, sans doute au cours d’un déjeuner d’affaires dans un restaurant de luxe, tout en parlant aussi bien du temps que de la mondialisation.

Nouvelle pause. Quand il reprit la parole, il semblait être un autre homme, qui parlait comme si ce qu’il disait n’avait aucun rapport avec lui :

— Je connais bien l’arme et le projectile qui ont tué ma famille et je sais où les assassins ont tiré : en pleine poitrine. En entrant, la balle ne fait qu’un petit trou, de la taille de votre petit doigt. Mais à peine a-t-elle touché le premier os, elle éclate en quatre fragments qui partent dans des directions différentes, détruisant les organes essentiels : cœur, reins, foie, poumons. Si un fragment touche quelque chose de résistant, une vertèbre par exemple, il change de direction, parachève la destruction interne et, comme les autres, ressort par un orifice grand comme un poing, en faisant gicler dans toute la pièce des débris sanguinolents de chair et d’os.

« Tout cela dure moins d’une seconde, une seconde pour mourir peut paraître insignifiante, mais le temps ne se mesure pas de cette façon. J’espère que vous comprenez.

Chantal acquiesça d’un hochement de tête.

— J’ai quitté mes fonctions à la fin de cette année-là. J’ai erré aux quatre coins du monde, en pleurant seul sur ma douleur, en me demandant comment l’être humain peut être capable de tant de méchanceté. J’ai perdu la chose la plus importante qu’un homme possède : la foi en son prochain. J’ai ri et pleuré à cette ironie de Dieu qui me montrait, d’une façon totalement absurde, que j’étais un instrument du Bien et du Mal.

« Toute ma compassion s’est évanouie et aujourd’hui mon cœur est sec : vivre ou mourir, aucune importance. Mais avant, au nom de ma femme et de mes filles, il me faut comprendre ce qui s’est passé dans ce repaire de terroristes. Je comprends qu’on puisse tuer par haine ou par amour, mais sans la moindre raison, simplement pour une basse question d’idéologie, comment est-ce possible ?

« Il se peut que toute cette histoire vous paraisse simpliste – en fin de compte, tous les jours des gens s’entre-tuent pour de l’argent –, mais ce n’est pas mon problème : je ne pense qu’à ma femme et à mes filles. Je veux savoir ce qui s’est passé dans la tête de ces terroristes. Je veux savoir si, un seul instant, ils auraient pu avoir pitié d’elles et les laisser partir, du moment que leur guerre ne concernait pas ma famille. Je veux savoir s’il existe une fraction de seconde, quand le Bien et le Mal s’affrontent, où le Bien peut l’emporter.

— Pourquoi Bescos ? Pourquoi mon village ?

— Pourquoi les armes de mon usine, alors qu’il y en a tant d’autres dans le monde, certaines sans aucun contrôle gouvernemental ? La réponse est simple : par hasard. J’avais besoin d’une petite localité, où tous se connaissent et s’entendent bien. Au moment où ils sauront quelle est la récompense, Bien et Mal se heurteront de nouveau et ce qui s’est passé se répétera dans votre village.

« Les terroristes étaient déjà encerclés, ils n’avaient aucune chance de s’en sortir. Cependant ils ont tué des innocentes pour accomplir un rituel inutile et aberrant. Votre village m’offre une chose que je n’avais pas eue : la possibilité d’un choix. Ses habitants sont en proie à la soif de l’argent, il leur est permis de croire qu’ils ont pour mission de protéger et de sauver Bescos – et en tout cas, de surcroît, ils ont la capacité de décider s’ils vont exécuter l’otage. Une seule chose m’intéresse : je veux savoir si d’autres individus pourraient agir d’une façon différente de celle de ces pauvres desperados sanguinaires.