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« Comme je vous l’ai dit lors de notre première rencontre, un homme est l’histoire de toute l’humanité. Si la compassion existe, je comprendrai que le destin a été cruel à mon égard, mais que parfois il peut être miséricordieux à l’égard des autres. Cela ne changera en rien ce que je ressens, cela ne fera pas revenir ma famille, mais au moins cela va repousser le démon qui m’accompagne et me prive de toute espérance.

— Et pourquoi voulez-vous savoir si je suis capable de vous voler ?

— Pour la même raison. Peut-être divisez-vous le monde en crimes graves et crimes anodins : ce serait une erreur. À mon avis, les terroristes eux aussi divisaient le monde de cette façon. Ils croyaient qu’ils tuaient pour une cause, et non pas par plaisir, amour, haine, ou pour de l’argent. Si vous emportez le lingot d’or, vous devrez expliquer votre délit d’abord à vous-même, puis à moi, et je comprendrai comment les assassins ont justifié entre eux le massacre de mes êtres chers. Vous avez dû remarquer que, depuis des années, j’essaie de comprendre ce qui s’est passé. Je ne sais pas si cela m’apportera la paix, mais je ne vois pas d’autre solution.

— Si je volais le lingot, vous ne me reverriez plus jamais.

Pour la première fois, depuis presque une demi-heure qu’ils conversaient, l’étranger ébaucha un sourire.

— J’ai travaillé dans la manufacture d’armes. Cela implique des services secrets.

L’homme demanda à Chantal de le ramener à la rivière – il n’était pas sûr de retrouver son chemin seul. La jeune femme reprit le fusil – qu’elle avait emprunté à un ami sous prétexte qu’elle était très tendue, « peut-être que chasser un peu me calmera », lui avait-elle dit – et elle le remit dans le sac de toile.

Ils n’échangèrent aucun mot durant la descente. À l’approche de la rivière, l’homme s’arrêta.

— Au revoir, dit-il. Je comprends vos atermoiements, mais je ne peux plus attendre. J’avais compris aussi que, pour lutter contre vous-même, vous aviez besoin de mieux me connaître. Maintenant, vous me connaissez.

« Je suis un homme qui marche sur la terre avec un démon à ses côtés. Pour l’accepter ou le chasser une fois pour toutes, il me faut répondre à quelques questions.

8

La fourchette fit tinter un verre avec insistance. Tous ceux qui se trouvaient dans le bar, bondé ce vendredi soir, se tournèrent vers la source de ce bruit inattendu : c’était Mlle Prym qui demandait le silence. Jamais, à aucun moment de l’histoire du village, une fille qui n’était qu’une simple serveuse n’avait eu une telle audace. Tout le monde se tut immédiatement.

« Il vaudrait mieux qu’elle ait quelque chose d’important à dire, pensa la patronne de l’hôtel. Sinon, je la renvoie tout de suite, malgré la promesse que j’ai faite à sa grand-mère de ne jamais la laisser à l’abandon. »

— Écoutez-moi, dit Chantal. Je vais vous raconter une histoire que tous vous connaissez déjà, sauf notre visiteur, ici présent. Ensuite je vous raconterai une histoire qu’aucun de vous ne connaît, sauf notre visiteur. Quand j’aurai terminé ces deux histoires, alors il vous appartiendra de juger si j’ai eu tort d’interrompre cette soirée de détente méritée, après une dure semaine de travail.

« Quel culot ! se dit le curé. Elle ne sait rien que nous, nous ne sachions. Elle a beau être une pauvre orpheline, une fille sans avenir, ça va être difficile de convaincre la patronne de l’hôtel de la garder à son service. Mais enfin, il faut la comprendre, nous commettons tous nos petits péchés, s’ensuivent deux ou trois jours de remords et puis tout est pardonné. Je ne connais personne dans ce village qui puisse occuper cet emploi. Il faut être jeune et il n’y a plus de jeunes à Bescos. »

— Bescos a trois rues, une petite place avec un calvaire, un certain nombre de maisons en ruine, une église et le cimetière à côté, commença Chantal.

— Un instant, intervint l’étranger.

Il retira un petit magnétophone de sa poche, le mit en marche et le posa sur sa table.

— Tout ce qui concerne l’histoire de Bescos m’intéresse. Je ne veux pas perdre un mot de ce que vous allez dire. J’espère ne pas vous déranger si je vous enregistre.

Peu importait à Chantal d’être enregistrée, il n’y avait pas de temps à perdre, depuis des heures elle luttait contre ses craintes, mais finalement elle avait trouvé le courage d’attaquer, et rien ne l’arrêterait.

— Bescos a trois rues, une petite place avec un calvaire, un certain nombre de maisons en ruine, d’autres bien conservées, un hôtel, une boîte aux lettres, une église et un petit cimetière à côté.

Au moins, cette fois, elle avait donné une description plus complète, elle se sentait plus sûre d’elle.

— Comme nous le savons tous, c’était un repaire de brigands jusqu’au jour où notre grand législateur, Ahab, que saint Savin avait converti, a réussi à le changer en ce village qui aujourd’hui n’abrite que des hommes et des femmes de bonne volonté.

« Ce que notre visiteur ne sait pas et que je vais rappeler maintenant, c’est comment Ahab a procédé pour mener à bien son projet. À aucun moment il n’a essayé de convaincre qui que ce soit, vu qu’il connaissait la nature des hommes : ils allaient confondre honnêteté et faiblesse et, partant, son pouvoir serait remis en question.

« Il a fait venir des charpentiers d’un village voisin, leur a donné une épure de ce qu’il voulait qu’ils construisent à l’endroit où se dresse aujourd’hui le calvaire. Jour et nuit, pendant dix jours, les habitants du village ont entendu scier, marteler, perforer, ils ont vu les artisans façonner des pièces de bois, chantourner des tenons et des mortaises.

Au bout de dix jours, toutes les pièces ont été ajustées pour former un énorme assemblage monté au milieu de la place, dissimulé sous une bâche. Ahab a invité tous les habitants de Bescos à assister à l’inauguration de l’ouvrage.

« D’un geste solennel, sans aucun discours, il a dévoilé le « monument » : c’était une potence, prête à fonctionner, avec une corde et une trappe. Enduite de cire d’abeille pour qu’elle résiste longtemps aux intempéries. Profitant de la présence de toute la population, Ahab a lu les textes de lois qui protégeaient les agriculteurs, encourageaient l’élevage de bovins, récompensaient ceux qui ouvriraient de nouveaux commerces à Bescos, et il a ajouté que, dorénavant, chacun devrait trouver un travail honnête ou quitter le village. Il s’est contenté de cette déclaration, il n’a pas dit un mot au sujet du « monument » qu’il venait d’inaugurer. Ahab était un homme qui ne croyait pas au pouvoir des menaces.

« La cérémonie terminée, des gens se sont attardés sur la place pour discuter : la plupart étaient d’avis qu’Ahab avait été leurré par le saint, qu’il n’avait plus sa vaillance de naguère, bref, qu’il fallait le tuer. Les jours suivants, des conjurés ont élaboré plusieurs plans pour y parvenir. Mais tous étaient obligés de contempler la potence au milieu de la place et ils se demandaient : « Qu’est-ce qu’elle fait là ? A-t-elle été montée pour exécuter ceux qui n’acceptent pas les nouvelles lois ? Qui est ou n’est pas du côté d’Ahab ? Y a-t-il des espions parmi nous ? »

« La potence regardait les hommes et les hommes regardaient la potence. Peu à peu, la bravoure initiale des rebelles a fait place à la peur. Tous connaissaient la renommée d’Ahab, ils savaient qu’il était implacable quand il s’agissait d’imposer ses décisions. Certains ont quitté le village, d’autres ont décidé d’expérimenter les nouvelles tâches qui leur avaient été suggérées, simplement parce qu’ils ne savaient pas où aller ou bien à cause de l’ombre de cet instrument de mort dressé sur la place. Au fil des ans, la paix s’est installée durablement à Bescos, la bourgade est devenue un grand centre commercial de la frontière, elle a commencé à exporter une laine de premier choix et du blé d’excellente qualité.