Une fois de plus ce soir-là, il se contenta d’acquiescer d’un signe de tête.
— Mais permettez-moi d’ajouter ceci : vous croyez encore que l’homme peut être bon. Sinon, vous n’auriez pas eu besoin de machiner cette provocation stupide pour vous convaincre vous-même.
Chantal referma la porte derrière elle et s’engagea dans la rue, complètement déserte, qui menait chez elle. Soudain, elle éclata en sanglots : malgré ses réticences, elle avait fini par se laisser entraîner elle aussi dans le jeu. Elle avait parié que les hommes étaient bons, en dépit de toute la méchanceté du monde. Jamais elle ne raconterait à quiconque son dernier entretien avec l’étranger, car maintenant elle aussi avait besoin de connaître le résultat.
Son instinct lui disait que, derrière les rideaux des maisons plongées dans l’obscurité, tous les yeux de Bescos la suivaient. Mais peu lui importait : il faisait trop sombre pour qu’ils puissent voir les larmes qui ruisselaient sur son visage.
9
L’homme rouvrit la fenêtre de sa chambre pour permettre à l’air froid de la nuit d’imposer silence à son démon quelques instants.
Mais rien ne pouvait calmer ce démon, plus agité que jamais, à cause de ce que la jeune femme venait de dire. Pour la première fois en plusieurs années, l’homme le voyait faiblir et, à plusieurs reprises, il remarqua qu’il s’éloignait, pour revenir aussitôt, ni plus fort, ni plus faible, comme à l’accoutumée. Il logeait dans l’hémisphère droit de son cerveau, à l’endroit précis qui gouverne la logique et le raisonnement, mais il ne s’était jamais laissé voir physiquement, c’est pourquoi l’homme était obligé d’imaginer son apparence. Il avait essayé de s’en donner toutes les représentations possibles, depuis le diable conventionnel avec queue, barbiche et cornes jusqu’à la petite fille blonde aux cheveux bouclés. Il avait fini par choisir l’image d’une jeune fille de vingt ans environ, vêtue d’un pantalon noir, d’un chemisier bleu et d’un béret vert bien ajusté sur ses cheveux noirs.
Il avait entendu sa voix pour la première fois sur une île où il était allé chercher l’oubli après s’être démis de ses fonctions. Il était sur la plage, à remâcher sa souffrance, tout en essayant désespérément de se convaincre que cette douleur aurait une fin, lorsqu’il vit le plus beau coucher de soleil de sa vie. Au même moment, le désespoir le reprit, plus fort que jamais, l’immergea au plus profond de son âme – ah ! comme il aurait voulu que sa femme et ses filles puissent contempler ce spectacle ! Il fondit en larmes, persuadé que plus jamais il ne remonterait du fond de ce puits.
À cet instant, une voix sympathique, cordiale, lui dit qu’il n’était pas seul, que tout ce qui lui était arrivé avait un sens – et ce sens c’était, justement, de montrer que le destin de chacun est tracé d’avance. La tragédie surgit toujours et rien de ce que nous faisons ne peut changer une ligne du mal qui nous attend.
« Le Bien n’existe pas : la vertu est seulement une des faces de la terreur, avait dit la voix. Quand l’homme comprend cela, il se rend compte que ce monde est tout au plus une plaisanterie de Dieu. »
Aussitôt, la voix, s’étant affirmée seule capable de connaître ce qui arrive sur la Terre, commença à lui montrer les gens qui se trouvaient sur la plage. L’excellent père de famille en train de démonter la tente et d’aider ses enfants à mettre des lainages, qui aurait aimé coucher avec sa secrétaire, mais qui était terrorisé d’avance par la réaction de sa femme. La femme qui aurait souhaité travailler et avoir son indépendance, mais qui était terrorisée par un époux tyrannique. Les enfants, auraient-ils été aussi gentils et bien élevés sans la terreur des punitions ? La jeune fille qui lisait un livre, seule sous un parasol, prenant un air blasé, alors que dans le fond elle était terrifiée à l’idée de rester vieille fille. Terrorisé, aussi, le jeune homme qui s’astreignait à un entraînement intensif pour répondre à l’attente de ses parents. Le garçon qui servait des cocktails tropicaux à des clients riches, souriant malgré sa terreur d’être congédié. La jeune fille, terrorisée par les critiques de ses voisins, qui avait renoncé à son rêve d’être danseuse et suivait des cours de droit. Le vieillard qui disait se sentir en pleine forme depuis qu’il ne buvait plus et ne fumait plus, alors que la terreur de la mort sifflait comme le vent à ses oreilles. Le couple qui gambadait dans les éclaboussures des vagues et dont les rires déguisaient leur terreur de devenir vieux, invalides, inintéressants. L’homme bronzé qui passait et repassait avec son hors-bord le long de la plage en souriant et en agitant la main, intérieurement terrifié à l’idée que ses placements en Bourse pouvaient s’effondrer à tout moment. Le propriétaire de l’hôtel qui observait de son bureau cette scène paradisiaque, soucieux du confort et du bonheur de ses clients, administrateur sourcilleux, mais miné par la terreur que les agents du fisc ne découvrent des irrégularités dans sa comptabilité.
En cette fin d’après-midi à couper le souffle, tous sur cette plage merveilleuse étaient en proie à la terreur. Terreur de se retrouver seul, terreur de l’obscurité qui peuplait de démons l’imagination, terreur de faire quelque chose de prohibé par le code des usages, terreur du jugement de Dieu, terreur des commentaires d’autrui, terreur d’une justice inflexible à la moindre faute, terreur de risquer et de perdre, terreur de gagner et d’être jalousé, terreur d’aimer et d’être repoussé, terreur de demander une augmentation, d’accepter une invitation, de se lancer dans l’inconnu, de ne pas réussir à parler une langue étrangère, de ne pas être capable d’impressionner les autres, de vieillir, de mourir, d’être remarqué pour ses défauts, de ne pas être remarqué pour ses qualités, de n’être remarqué ni pour ses défauts ni pour ses qualités.
Terreur, terreur, terreur. La vie était le régime de la terreur, l’ombre de la guillotine. « J’espère que vous voilà tranquillisé, lui avait murmuré le démon. Tout un chacun est terrorisé, vous n’êtes pas le seul. La seule différence, c’est que vous êtes déjà passé par le plus difficile, ce que vous craigniez le plus est devenu réalité. Vous n’avez rien à perdre, alors que ceux qui se trouvent sur cette plage vivent dans l’obsession d’une terreur : certains en sont plus ou moins conscients, d’autres essaient de l’ignorer, mais tous savent que cette terreur omniprésente finira par les submerger. »
Si incroyable que cela pût paraître, ces propos du démon l’avaient soulagé, comme si la souffrance d’autrui avait calmé sa douleur personnelle. Depuis lors, la présence du démon était devenue de plus en plus assidue. Il partageait sa vie et savoir qu’il s’était totalement emparé de son âme ne lui causait ni plaisir ni tristesse.
A mesure qu’il se familiarisait avec le démon, il s’efforçait d’en savoir davantage sur l’origine du Mal, mais aucune de ses questions ne recevait de réponse précise :
« Il est vain d’essayer de découvrir pourquoi j’existe. Si vous voulez une explication, vous pouvez vous dire que je suis la façon que Dieu a trouvée de Se punir pour avoir décidé, dans un moment de distraction, de créer l’Univers. »
Puisque le démon ne parlait guère de lui-même, l’homme se mit à chercher toutes les informations relatives à l’enfer. Il découvrit que, dans la plupart des religions, existait un « lieu de châtiment » où allait l’âme immortelle après avoir commis certains crimes contre la société (tout semblait être une question de société, non d’individu). Selon une croyance, une fois loin du corps, l’esprit franchissait une rivière, affrontait un chien, entrait par une porte qui se refermait derrière lui à jamais. L’usage étant d’ensevelir les cadavres, ce lieu de tourments était décrit comme un antre obscur situé à l’intérieur de la terre, où brûlait un feu perpétuel – les volcans en étaient la preuve – et c’est ainsi que l’imagination humaine avait inventé les flammes qui torturaient les pécheurs.