L’homme trouva une des plus intéressantes descriptions de la damnation dans un livre arabe où il était écrit que, une fois exhalée du corps, l’âme devait cheminer sur un pont effilé comme la lame d’un rasoir, avec à sa droite le paradis et à sa gauche une série de cercles qui conduisaient à l’obscurité interne de la Terre. Avant d’emprunter le pont (le livre ne disait pas où il conduisait), chacun tenait ses vertus dans la main droite et ses péchés dans la gauche – le déséquilibre le faisait tomber du côté où ses actes l’avaient entraîné.
Le christianisme parlait d’un lieu où s’entendait une rumeur de gémissements et de grincements de dents. Le judaïsme se référait à une caverne intérieure ne pouvant recevoir qu’un nombre déterminé d’âmes – un jour l’enfer serait comble et le monde finirait. L’islam évoquait un feu où nous serions tous consumés, « à moins que Dieu ne désire le contraire ». Pour les hindous, l’enfer ne serait jamais qu’un lieu de tourments éternels, puisqu’ils croyaient que l’âme se réincarnait au bout d’un certain temps afin de racheter ses péchés au même endroit où elle les avait commis, c’est-à-dire en ce monde. Toutefois, ils dénombraient vingt et un lieux d’expiation, dans un espace qu’ils avaient l’habitude d’appeler les « terres inférieures ».
Les bouddhistes, de leur côté, faisaient des distinctions parmi les différents types de punition que l’âme pouvait subir : huit enfers de feu et huit de glace, sans compter un royaume où le damné ne sentait ni froid ni chaleur, mais souffrait d’une faim et d’une soif sans fin.
Cependant, rien ne pouvait se comparer à la prodigieuse variété d’enfers qu’avaient conçue les Chinois. À la différence de ce qui se passait dans les autres religions – qui situaient l’enfer à l’intérieur de la Terre –, les âmes des pécheurs allaient à une montagne appelée Petite Enceinte de Fer, elle-même entourée par une autre, la Grande Enceinte. Entre les deux existaient huit grands enfers superposés, chacun d’eux contrôlant seize petits enfers qui, à leur tour, contrôlaient dix millions d’enfers sous-jacents. Par ailleurs, les Chinois expliquaient que les démons étaient formés par les âmes de ceux qui avaient déjà purgé leur peine. Du reste, ils étaient les seuls à expliquer de façon convaincante l’origine des démons : ils étaient méchants parce qu’ils avaient souffert de la méchanceté dans leur propre chair et qu’ils voulaient maintenant l’inoculer aux autres, selon un cycle de vengeance éternel.
« C’est peut-être mon cas », se dit l’étranger, en se rappelant les paroles de Mlle Prym. Le démon aussi les avait entendues et il sentait qu’il avait perdu un peu de terrain difficilement conquis. La seule façon pour lui de se ressaisir, c’était de balayer le moindre doute dans l’esprit de l’étranger.
« Bien sûr, vous avez douté un instant, dit le démon. Mais la terreur persiste. J’ai bien aimé l’histoire de la potence, elle est significative : les hommes sont vertueux parce que la terreur les obnubile, mais leur essence est perverse, tous sont mes descendants. »
L’étranger tremblait de froid, mais il décida de laisser la fenêtre ouverte encore un moment.
— Mon Dieu, je ne méritais pas ce qui m’est arrivé. Puisque Vous m’avez frappé, j’ai le droit d’agir de même avec les autres. Ce n’est que justice.
Le démon frémit, mais il se garda de parler – il ne pouvait pas révéler que lui aussi était terrorisé. L’homme blasphémait contre Dieu et justifiait ses actes – mais c’était la première fois en deux ans que le démon l’entendait s’adresser aux cieux.
C’était mauvais signe.
10
« C'est bon signe », telle fut la première pensée de Chantal, réveillée par le klaxon de la fourgonnette du boulanger. Signe que la vie à Bescos continuait, uniforme, avec son pain quotidien, les gens allaient sortir, ils auraient tout le samedi et le dimanche pour commenter la proposition insensée qui leur avait été faite, et le lundi ils assisteraient – avec un certain remords – au départ de l’étranger. Alors, le soir même, elle leur parlerait du pari qu’elle avait fait en leur annonçant qu’ils avaient gagné la bataille et qu’ils étaient riches.
Jamais elle ne parviendrait à se changer en sainte, comme saint Savin, mais toutes les générations à venir l’évoqueraient comme la femme qui avait sauvé le village de la seconde visite du Mal. Peut-être inventeraient-elles des légendes à son sujet et, pourquoi pas ? les futurs habitants de la bourgade la décriraient sous les traits d’une femme très belle, la seule qui n’avait jamais abandonné Bescos quand elle était jeune parce qu’elle savait qu’elle avait une mission à accomplir. Des dames pieuses allumeraient des bougies en son honneur, des jeunes hommes soupireraient pour l’héroïne qu’ils n’avaient pas pu connaître.
Elle ne put s’empêcher d’être fière d’elle-même, mais elle se rappela qu’elle devait tenir sa langue et ne pas mentionner le lingot qui lui appartenait, sinon les gens finiraient par la convaincre de partager son lot si elle voulait être reconnue comme une sainte.
À sa façon, elle aidait l’étranger à sauver son âme et Dieu prendrait cela en considération quand elle aurait à rendre compte de ses actes. Le destin de cet homme, toutefois, lui importait peu : pour l’instant, elle n’avait qu’une chose à faire, espérer que les deux jours à venir passent le plus vite possible, sans qu’elle se laisse aller à révéler le secret qui l’étouffait.
Les habitants de Bescos n’étaient ni meilleurs ni pires que ceux des localités voisines, mais, certainement, ils étaient incapables de commettre un crime pour de l’argent, oui, elle en était sûre. Maintenant que l’histoire était de notoriété publique, nul ne pouvait prendre une initiative isolée : d’abord parce que la récompense serait divisée en parts égales et elle ne connaissait personne qui pût prendre le risque d’essayer de s’approprier le profit des autres ; ensuite parce que, au cas où ils envisageraient de faire ce qu’elle jugeait impensable, ils devraient compter sur une complicité générale sans faille – à l’exception, peut-être, de la victime choisie. Si une seule personne s’exprimait contre le projet – et, à défaut d’une autre, elle serait cette personne –, les hommes et les femmes de Bescos risqueraient tous d’être dénoncés et arrêtés. Mieux vaut être pauvre et honoré que riche en prison.
Tout en descendant son escalier, Chantal se rappela que la simple élection du maire d’un petit village comme Bescos, avec ses trois rues et sa placette, suscitait déjà des discussions enflammées et des divisions internes. Lorsqu’on avait voulu faire un parc pour enfants, de telles dissensions avaient surgi que le chantier n’avait jamais été ouvert – les uns rappelant qu’il n’y avait plus d’enfants à Bescos, les autres soutenant bien haut qu’un parc les ferait revenir, à partir du moment où leurs parents, en séjour de vacances, remarqueraient les progrès réalisés. À Bescos, on débattait tout : la qualité du pain, les règlements de la chasse, l’existence ou non du loup maudit, le bizarre comportement de Berta et, sans doute, les rendez-vous secrets de la demoiselle Prym avec certains clients de l’hôtel, encore que jamais personne n’eût osé aborder le sujet devant elle.
Chantal se dirigea vers la fourgonnette avec l’air de celle qui, pour la première fois de sa vie, joue le rôle principal dans l’histoire du village. Jusqu’à présent, elle avait été l’orpheline désemparée, la fille qui n’avait pas réussi à se marier, la pauvre serveuse, la malheureuse en quête de compagnie. Mais ils ne perdaient rien pour attendre : encore deux jours et tous viendraient lui baiser les pieds, la remercier pour l’abondance et la prodigalité, peut-être la solliciter pour qu’elle accepte de se présenter aux prochaines élections municipales (et pourquoi ne pas rester encore quelque temps à Bescos afin de jouir de cette gloire fraîchement conquise ?).