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Près de la fourgonnette s’était formé un groupe de clients silencieux. Tous se tournèrent vers Chantal, mais aucun ne lui adressa la parole.

— Qu’est-ce qui se passe ce matin ? demanda le commis boulanger. Quelqu’un est mort ?

— Non, répondit le forgeron. (Que faisait-il là de si bonne heure ?) Quelqu’un est malade et nous sommes inquiets.

Chantal ne comprenait pas ce qui se passait.

— Dépêchez-vous d’acheter votre pain, lança une voix. Ce garçon n’a pas de temps à perdre.

D’un geste machinal, elle tendit une pièce et prit son pain. Le commis lui rendit la monnaie, haussa les épaules comme si lui aussi renonçait à comprendre ce qui arrivait, se remit au volant et démarra.

— Maintenant c’est moi qui demande : qu’est-ce qui se passe dans ce village ? dit-elle, prise de peur, si bien qu’elle haussa le ton plus que la bienséance ne le permettait.

— Vous le savez bien, dit le forgeron. Vous voulez que nous commettions un crime en échange d’une grosse somme.

— Je ne veux rien ! J’ai fait seulement ce que cet homme m’a demandé ! Vous êtes tous devenus fous ?

— C’est vous qui êtes folle. Jamais vous n’auriez dû servir de messagère à ce détraqué ! Qu’est-ce que vous voulez ? Vous avez quelque chose à gagner avec cette histoire ? Vous voulez transformer ce village en un enfer, comme dans l’histoire que racontait Ahab ? Avez-vous oublié l’honneur et la dignité ?

Chantal frissonna.

— Oui, vous êtes devenus fous ! Est-il possible que l’un d’entre vous ait pris au sérieux la proposition ?

— Fichez-lui la paix, dit la patronne de l’hôtel. Allons plutôt prendre le petit déjeuner.

Peu à peu le groupe se dispersa. Chantal, une main crispée sur son pain, continuait de frissonner, incapable de faire un pas. Tous ces gens qui passaient leur temps à discuter entre eux étaient pour la première fois d’accord : elle était la coupable.

Non pas l’étranger, ni la proposition, mais elle, Chantal Prym, l’instigatrice du crime. Le monde avait-il perdu la tête ?

Elle laissa le pain à sa porte et dirigea ses pas vers la montagne. Elle n’avait pas faim, ni soif, ni aucune envie. Elle avait compris quelque chose de très important, quelque chose qui la remplissait de peur, d’épouvante, de terreur absolue.

Personne n’avait rien dit au commis boulanger.

Normalement, un événement comme celui de la veille aurait été commenté, ne fût-ce que sur le ton de l’indignation ou de la dérision, mais le commis, qui propageait les racontars dans tous les villages où il livrait le pain, était reparti sans savoir ce qui se passait à Bescos. Certes, ses clients venaient de se retrouver pour la première fois ce matin-là et personne n’avait eu le temps d’échanger et de commenter les nouvelles. Pourtant, ils étaient certainement tous au courant des péripéties de la soirée au bar. Donc ils avaient scellé, inconsciemment, une sorte de pacte de silence.

Ou bien cela pouvait signifier que chacune de ces personnes, dans son for intérieur, considérait l’inconsidérable, imaginait l’inimaginable.

Berta appela Chantal. Elle était déjà sur le seuil de sa porte, à surveiller le village – en vain puisque le péril était déjà entré, pire que ce qu’on pouvait imaginer.

— Je n’ai pas envie de bavarder, dit Chantal. Ce matin, je n’arrive pas à penser, à réagir, à dire quelque chose.

— Eh bien, contente-toi de m’écouter. Assieds-toi.

De tous ceux qu’elle avait rencontrés depuis son réveil, Berta était la seule à la traiter gentiment. Chantal se jeta dans ses bras et elles restèrent enlacées un moment. Berta reprit la parole :

— Va à la forêt, rafraîchis-toi les idées. Tu sais que le problème ne te concerne pas. Eux aussi le savent, mais ils ont besoin d’un coupable.

— C’est l’étranger !

— Toi et moi savons que c’est lui. Personne d’autre. Tous veulent croire qu’ils ont été trahis, que tu aurais dû raconter toute cette histoire plus tôt, que tu n’as pas eu confiance en eux.

— Trahis ?

— Oui.

— Pourquoi veulent-ils croire une chose pareille ?

— Réfléchis.

Chantal réfléchit : parce qu’ils avaient besoin d’un ou d’une coupable. D’une victime.

— Je ne sais pas comment va finir cette histoire, dit Berta. Les habitants de Bescos sont des gens de bien, quoique, toi-même l’as dit, un peu lâches. Pourtant, il serait peut-être préférable pour toi de passer un certain temps loin d’ici.

— Berta, vous voulez plaisanter ? Personne ne va prendre au sérieux la proposition de l’étranger.

Personne. Et d’abord, je n’ai pas d’argent, ni d’endroit où aller.

Ce n’était pas vrai : un lingot d’or l’attendait et elle pouvait l’emporter n’importe où dans le monde. Mais à aucun prix elle ne voulait y penser.

À ce moment-là, comme par une ironie du destin, l’homme passa devant elle, les salua d’un signe de tête et prit le chemin de la montagne comme il le faisait chaque matin. Berta le suivit du regard, tandis que Chantal essayait de vérifier si quelqu’un l’avait vu les saluer. Ce serait un prétexte pour dire qu’elle était sa complice. Dire qu’ils échangeaient des signes codés.

— Il a l’air préoccupé, dit Berta. C’est bizarre.

— Il s’est peut-être rendu compte que sa petite plaisanterie s’est changée en réalité.

— Non, c’est quelque chose qui va plus loin. Je ne sais pas ce que c’est, mais c’est comme si… non, je ne sais pas ce que c’est.

« Mon mari doit savoir », pensa Berta, agacée par la sensation d’une présence à son côté gauche, mais ce n’était pas le moment de bavarder avec lui.

— Je me souviens d’Ahab, dit-elle. D’une histoire qu’il racontait.

— Je ne veux plus entendre parler d’Ahab, j’en ai assez de toutes ces histoires ! Je veux seulement que le monde redevienne ce qu’il était, que Bescos – avec tous ses défauts – ne soit pas détruit par la folie d’un homme !

— On dirait que tu aimes ce village plus qu’on ne le croit.

Chantal tremblait. Berta se contenta de la reprendre dans ses bras, la tête posée contre son épaule, comme si c’était la fille qu’elle n’avait jamais eue.

— Écoute-moi. C’est une histoire au sujet du ciel et de l’enfer, que les parents autrefois transmettaient à leurs enfants mais qui aujourd’hui est tombée dans l’oubli. Un homme, son cheval et son chien cheminaient sur une route. Surpris par un orage, ils s’abritèrent sous un arbre gigantesque, mais un éclair frappa celui-ci et ils moururent foudroyés. Or l’homme ne perçut pas qu’il avait quitté ce monde et il reprit la route avec ses deux compagnons : il arrive que les morts mettent du temps à se rendre compte de leur nouvelle condition…

Berta pensa à son mari, qui insistait pour qu’elle incite la jeune femme à partir, car il avait quelque chose d’important à lui dire. Peut-être le moment était-il venu de lui expliquer qu’il était mort et qu’il ne devait pas interrompre l’histoire qu’elle racontait.

— L’homme, le cheval et le chien avançaient péniblement au flanc d’une colline, sous un soleil de plomb, ils étaient en nage et mouraient de soif. À un détour du chemin, ils aperçurent un portail magnifique, tout en marbre, qui donnait accès à une place pavée de blocs d’or, avec une fontaine au milieu d’où jaillissait une eau cristalline. L’homme s’adressa au garde posté devant l’entrée :