Выбрать главу

— Vous voulez prouver que Dieu est juste.

L’étranger réfléchit quelques instants.

— C’est possible.

— Moi, je ne sais pas si Dieu est juste. En tout cas Il n’a pas été très correct avec moi et ce qui a miné mon âme, c’est cette sensation d’impuissance. Je n’arrive pas à être bonne comme je le voudrais, ni méchante comme à mon avis je le devrais. Il y a quelques minutes, je pensais que Dieu m’avait choisie pour Se venger de toute la tristesse que les hommes Lui causent. Je suppose que vous avez les mêmes doutes, certes à une échelle bien plus grande : votre bonté n’a pas été récompensée.

Chantal s’écoutait parler, un peu étonnée de se dévoiler ainsi. Le démon de l’étranger remarqua que l’ange de la jeune femme commençait à briller plus intensément et que la situation était en train de s’inverser du tout au tout.

« Réagis », souffla-t-il à l’autre démon.

« Je réagis, mais la bataille est rude. »

— Votre problème n’est pas exactement la justice de Dieu, dit l’étranger. Mais le fait que vous avez toujours choisi d’être une victime des circonstances.

— Comme vous, par exemple.

— Non. Je me suis révolté contre quelque chose qui m’est arrivé et peu m’importe que les gens aiment ou n’aiment pas mon comportement. Vous, au contraire, vous avez cru en ce rôle de l’orpheline, désemparée, qui désire être acceptée coûte que coûte. Comme ce n’est pas toujours possible, votre besoin d’être aimée se change en une soif sourde de vengeance. Dans le fond, vous souhaitez être comme les autres habitants de Bescos – d’ailleurs, dans le fond, nous voudrions tous être pareils aux autres. Mais le destin vous a donné une histoire différente.

Chantal hocha la tête en signe de dénégation.

« Fais quelque chose, dit le démon de Chantal à son compagnon. Elle a beau dire non, son âme comprend, et elle dit oui. »

Le démon de l’étranger se sentait humilié, parce que l’autre avait remarqué qu’il n’était pas assez fort pour imposer silence à l’homme.

« Les mots ne mènent nulle part, répondit-il. Laissons-les parler, car la vie se chargera de les faire agir de façon différente. »

— Je ne voulais pas vous interrompre, enchaîna l’étranger. Je vous en prie, parlez-moi encore de la justice de Dieu selon vous.

Satisfaite de ne plus avoir à écouter des propos qui la désobligeaient, Chantal reprit la parole :

— Je ne sais pas si je vais me faire comprendre. Mais vous avez dû remarquer que Bescos n’est pas un village très religieux, même s’il y a une église, comme dans toutes les bourgades de la région. Peut-être parce que Abab, quoique converti par saint Savin, mettait en cause l’influence des prêtres : comme la plupart des premiers habitants étaient des scélérats, il estimait que le rôle des curés se réduirait à les inciter de nouveau au crime par des menaces de tourment. Des hommes qui n’ont rien à perdre ne pensent jamais à la vie éternelle.

« Dès que le premier curé s’installa, Ahab comprit qu’il y avait ce risque. Pour y parer, il institua ce que les Juifs lui avaient enseigné : le jour du pardon. Mais il décida de lui donner un rituel à sa façon.

« Une fois par an, les habitants s’enfermaient chez eux, établissaient deux listes, puis se dirigeaient vers la montagne la plus haute où ils lisaient la première liste à l’adresse des deux : « Seigneur, voici les péchés que j’ai commis contre Ta loi. Vols, adultères, injustices et autres péchés capitaux. J’ai beaucoup péché et je Te demande pardon de T’avoir tant offensé. »

« Ensuite – et c’était la trouvaille d’Ahab – les habitants tiraient de leur poche la seconde liste et la Usaient de même à l’adresse des cieux : « Toutefois, Seigneur, voici les péchés que Tu as  commis à mon encontre : Tu m’as fait travailler plus que le nécessaire, ma fille est tombée malade malgré mes prières, j’ai été volé alors que je voulais être honnête, j’ai souffert sans raison. »

« Après avoir lu la seconde liste, ils complétaient le rituel : « J’ai été injuste envers Toi et Tu as été injuste envers moi. Cependant, comme c’est aujourd’hui le jour du pardon, Tu vas oublier mes fautes comme j’oublierai les Tiennes et nous pourrons continuer ensemble un an de plus. »

— Pardonner à Dieu, dit l’étranger. Pardonner à un Dieu implacable qui ne cesse de construire pour mieux détruire.

— Notre conversation prend un tour qui ne me plaît guère, dit Chantal en regardant au loin. Je n’ai pas assez appris de la vie pour prétendre vous enseigner quelque chose.

L’étranger garda le silence.

« Je n’aime pas ça du tout », pensa le démon de l’étranger en voyant poindre une lumière à ses côtés, une présence qu’en aucun cas il ne pouvait admettre. Il avait déjà écarté cette lumière deux ans plus tôt, sur l’une des plus belles plages de la planète.

13

     Au cours des siècles, divers facteurs avaient marqué la vie de Bescos : légendes à profusion, influences celtes et protestantes, mesures prises par Ahab, présence de bandits dans les environs, et c’est pourquoi le curé estimait que sa paroisse n’était pas vraiment religieuse. Certes, les habitants assistaient à certaines cérémonies, surtout les enterrements – il n’y avait plus de baptêmes et les mariages étaient de plus en plus rares – et la messe de Noël. Mais seules quelques bigotes entendaient les deux messes hebdomadaires, le samedi et le dimanche à onze heures du matin. Si cela n’avait tenu qu’à lui, le curé aurait supprimé celle du samedi, mais il fallait justifier sa présence et montrer qu’il exerçait son ministère avec zèle et dévotion.

À sa grande surprise, ce matin-là, l’église était archicomble et le curé perçut qu’une certaine tension régnait dans la nef. Tout le village se pressait sur les bancs et même dans le chœur, sauf la demoiselle Prym – sans doute honteuse de ce qu’elle avait dit la veille au soir – et la vieille Berta que tous soupçonnaient d’être une sorcière allergique à la religion.

— Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.

— Amen, répondirent en chœur les fidèles.

Le curé entama la célébration de la messe. Après le Kyrie et le Gloria, la dévote habituelle lut une épître, puis le curé lut l’évangile du jour. Enfin, le moment du sermon arriva.

— Dans l’Évangile de saint Luc, il y a un moment où un homme important s’approche de Jésus et lui demande : « Bon maître, que dois-je faire pour avoir en héritage la vie éternelle ? » Et Jésus donne cette réponse surprenante : « Pourquoi m’appelles-tu bon ? Nul n’est bon que Dieu seul. »

« Pendant des années, je me suis penché sur ce petit fragment de texte pour essayer de comprendre ce qu’avait dit Notre-Seigneur : Qu’il n’était pas bon ? Que le christianisme, avec son idéal de charité, est fondé sur les enseignements de quelqu’un qui se considérait comme méchant ? Jusqu’au jour où j’ai enfin compris : le Christ, à ce moment-là, se réfère à sa nature humaine. En tant qu’homme, il est méchant ; en tant que Dieu, il est bon.

Le curé fit une pause pour laisser les fidèles méditer le message. Il se mentait à lui-même : il n’avait toujours pas compris ce que le Christ avait dit car si, dans sa nature humaine, il était méchant, ses paroles et ses actes devaient l’être aussi. Mais c’était là une discussion théologique qu’il ne devait pas soulever pour l’instant ; l’important était d’être convaincant.

— Aujourd’hui, je ne vais pas m’étendre sur ce sujet. Je veux que vous tous compreniez qu’en tant qu’êtres humains nous devons accepter d’avoir une nature inférieure, perverse ; et si nous avons échappé à la damnation éternelle, c’est seulement parce que Jésus s’est laissé sacrifier pour sauver l’humanité. Je répète : le sacrifice du fils de Dieu nous a sauvés. Le sacrifice d’une seule personne.