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Chantal s’endormit. Et elle écouta ce qu’elle devait écouter, elle entendit ce qu’il fallait entendre.

15

— Nous n’avons pas besoin de parler de terrains ou de cimetières, dit la femme du maire. Nous allons être clairs.

De nouveau réunis dans la sacristie, les cinq autres notables abondèrent dans le même sens.

— Monsieur le curé m’a convaincu, dit le propriétaire terrien. Dieu justifie certains actes.

— Ne soyez pas cynique, rétorqua le curé. Quand nous regardons par cette fenêtre, nous comprenons tout. Si un vent chaud s’est mis à souffler, c’est que le démon est venu nous tenir compagnie.

— C’est évident, opina le maire, qui pourtant ne croyait pas aux démons. Nous étions tous déjà convaincus. Mieux vaut parler clairement, sinon nous risquons de perdre un temps précieux.

— Pour moi, c’est tout vu, dit la patronne de l’hôtel. Nous envisageons d’accepter la proposition de l’étranger. De commettre un crime.

— D’offrir un sacrifice, répliqua le curé, plus accoutumé aux rites religieux.

Le silence qui suivit marqua que tous étaient d’accord.

— Seuls les lâches se cachent derrière le silence. Nous allons prier à voix haute afin que Dieu nous entende et sache que nous œuvrons pour le bien de Bescos. Agenouillons-nous.

Les autres s’exécutèrent, mais de mauvaise grâce, car ils savaient qu’il était inutile de demander pardon à Dieu pour un péché qu’ils commettaient, pleinement conscients du mal qu’ils causaient. Néanmoins, ils s’étaient souvenus du jour du pardon institué par Ahab : bientôt, quand ce jour arriverait, ils accuseraient Dieu de les avoir exposés à une tentation irrésistible.

Le curé leur demanda de s’associer à sa prière :

— Seigneur, Tu as dit que personne n’est bon. Aussi, accepte-nous avec nos imperfections et pardonne-nous au nom de Ta générosité infinie et de Ton amour infini. De même que Tu as pardonné aux croisés qui ont tué des musulmans pour reconquérir la Terre sainte de Jérusalem, de même que Tu as  pardonné aux inquisiteurs qui voulaient préserver la pureté de Ton Église, de même que Tu as pardonné à ceux qui T’ont couvert d’opprobre et cloué sur la croix, pardonne-nous pour le sacrifice que nous allons T’offrir afin de sauver notre village.

— Maintenant, voyons le côté pratique, dit la femme du maire en se relevant. Qui sera offert en holocauste. Et qui sera l’exécuteur.

— Une jeune personne, que nous avons beaucoup aidée, soutenue, a attiré ici le démon, dit le propriétaire terrien qui, il n’y avait pas si longtemps, avait couché avec ladite jeune personne et depuis lors se rongeait d’inquiétude à l’idée qu’elle pourrait un jour tout raconter à sa femme. Il faut combattre le mal par le mal, cette fille doit être punie.

Deux voix appuyèrent cette proposition en alléguant que, de surcroît, la demoiselle Prym était la seule personne du village en qui on ne pouvait avoir aucune confiance. La preuve : elle se considérait comme différente des autres et n’arrêtait pas de dire qu’elle partirait un jour.

— Sa mère est morte. Sa grand-mère est morte. Personne ne remarquera sa disparition, dit le maire, à l’appui des voix précédentes.

Sa femme, toutefois, exprima un avis différent :

— Supposons qu’elle sache où est caché le trésor et qu’elle soit en tout cas la seule à l’avoir vu. Du reste, comme nous l’avons dit, nous pouvons avoir confiance en elle : n’est-ce pas elle qui a apporté le mal, incité toute une population à envisager un crime ? Quoi qu’on dise, ce sera la parole d’une fille bourrée de problèmes contre celle de nous tous qui n’avons rien à nous reprocher et jouissons d’une bonne situation.

Le maire prit un air embarrassé, comme chaque fois que sa femme émettait un avis :

— Pourquoi vouloir la sauver, alors que tu ne l’aimes pas ?

— Je comprends, dit le curé. C’est pour que la faute retombe sur la tête de celle qui aura provoqué la tragédie. Elle portera ce fardeau le restant de ses jours. Peut-être finira-t-elle comme Judas, qui a trahi Jésus-Christ et ensuite s’est suicidé – geste désespéré et inutile qui ne rachetait pas le crime du disciple.

Le raisonnement du curé surprit la femme du maire, car c’était exactement ce qu’elle avait pensé. La fille était belle, elle enjôlait les hommes, elle n’acceptait pas de vivre comme les autres, elle n’arrêtait pas de se plaindre d’habiter dans un village où, pourtant, malgré ses défauts, chacun était honnête et travailleur et où bien des gens aimeraient séjourner, quitte à découvrir combien il est ennuyeux de vivre constamment en paix.

— Je ne vois personne d’autre, dit la patronne de l’hôtel, un peu à contrecœur car elle savait qu’elle aurait du mal à trouver une autre serveuse. J’avais pensé à un journalier ou à un berger, mais beaucoup sont mariés et, même si leurs enfants vivent loin d’ici, un fils pourrait faire ouvrir une enquête sur la mort de son père. La demoiselle Prym est la seule qui peut disparaître sans laisser de traces.

Pour des motifs religieux  – Jésus n’avait-il pas maudit ceux qui accusaient un innocent ? –, le curé refusa de s’exprimer. Mais il savait qui serait la victime et il devait inciter les autres à le découvrir.

— Les habitants de Bescos travaillent de l’aube au soir par tous les temps. Tous ont une tâche à remplir, y compris cette malheureuse dont le démon a décidé de se servir à des fins malignes. Déjà que nous sommes peu nombreux, nous ne pouvons pas nous payer le luxe de perdre une paire de bras de plus.

— En ce cas, monsieur le curé, nous n’avons pas de victime. Notre seul recours, c’est qu’un autre étranger apparaisse ici avant ce soir, mais ce serait très risqué de le faire disparaître sans savoir s’il a de la famille, des relations qui s’inquiéteraient de son sort. Bescos est une communauté où chacun a sa place, travaille d’arrache-pied.

— Vous avez raison, dit le curé. Peut-être que tout ce que nous avons vécu depuis hier n’est qu’une illusion. Chacun de vous est estimé, aimé, a des amis, des proches qui n’accepteraient pas qu’on touche à un être cher. Je ne vois que trois personnes qui n’ont pas de véritable foyer : la vieille Berta, la demoiselle Prym… et moi.

— Vous vous offrez en sacrifice ?

— Le bien du village passe avant tout.

Les cinq interlocuteurs du curé poussèrent un soupir de soulagement. La situation, comme le ciel, semblait s’être éclaircie : ce ne serait pas un crime, mais un martyre. La tension qui régnait dans la sacristie tomba tout à coup et la patronne de l’hôtel se sentit une envie de baiser les pieds de ce saint.

— Il reste un problème à régler, reprit le curé. Vous devez convaincre tout le monde que tuer un ministre de Dieu n’est pas un péché mortel.

— Vous l’expliquerez à vos fidèles ! s’exclama le maire, soudain remonté à l’idée de tout ce qu’il pourrait faire avec l’argent : travaux de rénovation dans la commune, campagne publicitaire pour inciter à de gros investissements et attirer davantage de touristes, installation d’une nouvelle ligne téléphonique.

— Je ne peux pas faire cela, dit le curé. Les martyrs s’offraient quand le peuple voulait les tuer. Mais ils ne provoquaient jamais leur propre mort, car l’Église a toujours dit que la vie est un don de Dieu. C’est à vous de l’expliquer.

— Personne ne va le croire. Tout le monde pensera que nous sommes des assassins de la pire espèce, que nous tuons un saint homme pour de l’argent, comme Judas l’a fait avec le Christ.

Le curé haussa les épaules. Chacun eut l’impression que le soleil se voilait et sentit de nouveau la tension monter dans la sacristie.