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— Alors, il ne reste que la vieille Berta, lâcha le propriétaire terrien.

Après un long moment de silence, le curé reprit la parole :

— Cette femme doit beaucoup souffrir depuis la mort de son mari. Depuis des années elle passe sa vie assise devant sa porte, exposée aux intempéries, rongée par l’ennui. Elle ne vit que de regrets et je pense que cette malheureuse n’a plus toute sa raison. Je passe souvent devant sa maison et je l’entends presque toujours parler toute seule.

De nouveau, les présents eurent l’impression qu’une bouffée d’air chaud traversait la sacristie, et pourtant les fenêtres étaient fermées.

— Sa vie a été très triste, enchaîna la patronne de l’hôtel. Je suis sûre qu’elle donnerait tout pour rejoindre au plus vite son bien-aimé. Ils ont été mariés quarante ans, vous le saviez ?

Tous le savaient, mais ce n’était pas l’important.

— Une femme très âgée, arrivée au terme de sa vie, ajouta le propriétaire terrien. La seule, dans ce village, qui ne fasse rien d’important. Une fois, je lui ai demandé pourquoi elle passait son temps en plein air, même pendant l’hiver. Vous savez ce qu’elle m’a répondu ? Qu’elle veillait sur le village, qu’elle donnerait l’alarme le jour où elle percevrait que le mal arrivait jusqu’ici.

— Eh bien, on dirait qu’elle n’a pas très bien fait son travail.

— Au contraire, dit le curé. Si je comprends bien vos propos : qui a laissé le mal entrer doit le faire partir.

Le silence qui suivit n’avait plus rien d’oppressant cette fois : tous avaient compris que le choix de la victime était fait.

— Maintenant, il reste à régler un détail, dit la femme du maire. Nous savons déjà quand sera offert le sacrifice pour le bien de la population. Nous savons qui sera la victime expiatoire : ainsi, une bonne âme montera au ciel et y retrouvera le bonheur, au lieu de continuer à souffrir ici-bas. Reste à savoir comment nous procéderons.

— Tâchez de parler à tous les hommes du village, dit le curé au maire. Et convoquez-les à une réunion sur la place à neuf heures du soir. Je pense que je sais comment procéder. Passez me voir un peu avant neuf heures, je vous l’expliquerai en tête à tête.

Pour conclure, il demanda aux deux dames présentes d’aller tenir compagnie à Berta le temps que durerait la réunion sur la place. Même si l’on savait que la vieille ne sortait jamais le soir, il valait mieux prendre toutes les précautions.

16

Chantal prit son service à l’heure habituelle. Comme elle s’étonnait de ne voir aucun client dans le bar, la patronne lui expliqua :

— Il y a une réunion ce soir sur la place. Réservée aux hommes.

Chantal comprit instantanément ce qui se passait.

— Tu as vraiment vu ce lingot d’or ? demanda la patronne.

— Oui. Mais vous auriez dû demander à l’étranger de l’apporter au village. S’il obtient ce qu’il veut, il est bien capable de décider de disparaître.

— Il n’est pas fou.

— Il est fou.

Soudain inquiète, la patronne monta en hâte à la chambre de l’étranger. Elle en redescendit quelques minutes plus tard.

— Il est d’accord. Il dit que l’or est caché dans la forêt et qu’il ira le chercher demain matin.

— Je pense que je ne dois pas travailler ce soir.

— Si. Tu dois respecter ton contrat.

La patronne aurait bien aimé évoquer la discussion à la sacristie pour voir la réaction de la jeune femme, mais elle ne savait comment aborder le sujet.

— Je suis choquée par tout ce qui arrive, dit-elle. En même temps, je comprends que, le cas échéant, les gens aient besoin de réfléchir deux, trois fois à ce qu’ils doivent faire.

— Ils auront beau réfléchir vingt, cent fois, ils n’auront pas le courage de mettre leur idée à exécution.

— C’est possible. Mais s’ils décidaient d’agir, qu’est-ce que tu ferais ?

Chantal comprit que l’étranger était bien plus proche de la vérité qu’elle-même, qui pourtant vivait depuis longtemps à Bescos. Une réunion sur la place ! Dommage que la potence ait été démontée.

— Qu’est-ce que tu ferais ? insista la patronne.

— Je ne vais pas répondre à cette question, même si je sais exactement ce que je ferais. Je dirais simplement que le mal n’apporte jamais le bien. J’en ai fait l’expérience cet après-midi même.

La patronne de l’hôtel n’avait aucune envie de voir son autorité contestée, mais elle jugea prudent de ne pas discuter avec sa serveuse – susciter un climat d’animosité risquait de poser des problèmes à l’avenir.

— Occupe-toi comme tu peux. Il y a toujours quelque chose à faire, dit-elle, et elle laissa Chantal seule dans le bar.

Elle était tranquille : la demoiselle Prym ne montrait aucun signe de révolte, même après avoir été informée de la réunion sur la place, indice d’un bouleversement du cours des événements à Bescos. Cette fille elle aussi avait grand besoin d’argent, elle avait sûrement envie de vivre une autre vie, envie de rejoindre ses amis d’enfance partis réaliser leurs rêves ailleurs.

Et, si elle n’était pas disposée à coopérer, au moins semblait-elle ne pas vouloir intervenir.

17

Après un dîner frugal, le curé s’assit, seul, sur un banc de l’église pour attendre le maire qui devait arriver dans quelques minutes.

Il promena son regard sur les murs nus et chaulés de la nef, l’autel modestement décoré de statuettes de saints qui, dans un passé lointain, avaient vécu dans la région. Une fois de plus, il déplora que les habitants de Bescos n’aient jamais été très religieux, en dépit du fait que saint Savin avait été le grand promoteur de la résurrection du village. Mais les gens l’avaient oublié et préféraient évoquer Ahab et les Celtes, perpétuer des superstitions millénaires, sans comprendre qu’un geste suffit, un simple geste, pour la rédemption – accepter Jésus comme le seul sauveur de l’Humanité.

Quelques heures auparavant, il s’était offert lui-même en holocauste. Un jeu risqué, mais il aurait été disposé à aller jusqu’au bout, accepter le martyre, oui, si les gens n’étaient pas aussi frivoles, si facilement manipulables.

« Ce n’est pas vrai. Ils sont frivoles, mais ils ne sont pas manipulables aussi facilement. » À telle enseigne que, par le biais du silence et des artifices du langage, ils lui avaient fait dire ce qu’ils voulaient entendre : le sacrifice qui rachète, la victime qui sauve, la décadence qui se change de nouveau en gloire. Il avait feint de se laisser manœuvrer par les gens, mais il n’avait dit que ce qu’il croyait.

Il avait été éduqué très tôt pour le sacerdoce, sa véritable vocation. Ordonné prêtre à l’âge de vingt et un ans, très vite il avait impressionné ses ouailles par son don de la parole et sa compétence dans l’administration de sa paroisse. Il priait tous les soirs, assistait les malades, visitait les prisons, donnait à manger à tous ceux qui avaient faim – exactement comme le prescrivaient les textes sacrés. Peu à peu, sa réputation s’était répandue dans la région et était venue aux oreilles de l’évêque, un homme connu pour sa sagesse et son équité.

Cet évêque l’invita à dîner en compagnie d’autres jeunes prêtres. À la fin du repas, le prélat se leva et, malgré son âge avancé et sa difficulté à marcher, offrit de l’eau à chacun des convives. Tous refusèrent, sauf lui, qui demanda à l’évêque de remplir son verre à ras bord.

Un des curés chuchota, de façon que l’évêque puisse saisir ce qu’il disait : « Nous refusons tous cette eau, car nous savons que nous sommes indignes de la recevoir des mains de ce saint homme. Un seul parmi nous ne comprend pas que notre supérieur fait un grand sacrifice en portant cette lourde carafe. »