Выбрать главу

Le curé conclut sa méditation : « C’est à moi qu’il a incombé d’être l’instrument du Mal et c’était là l’acte d’humilité le plus profond que je pouvais offrir à Dieu. »

Le maire arriva à l’heure dite.

— Monsieur le curé, je dois savoir ce que je vais proposer.

— Laissez-moi conduire la réunion à ma guise.

Le maire hésita à répondre : n’était-il pas la plus haute autorité de Bescos ? Devait-il laisser un étranger traiter publiquement d’un sujet aussi important ? Le curé habitait le village depuis vingt ans, mais il n’y était pas né, il n’en connaissait pas toutes les histoires, dans ses veines ne coulait pas le sang d’Ahab.

— Je pense, vu l’extrême gravité de cette affaire, que je dois moi-même en débattre avec la population.

— A votre gré. C’est préférable, les choses peuvent mal tourner et je ne voudrais pas que l’Église soit impliquée. Je vais vous dire ce que j’avais prévu et vous vous chargerez d’en faire part à vos administrés.

— En définitive, du moment que vous avez un plan d’action, j’estime qu’il est plus juste et plus honnête de vous laisser l’exposer à nos concitoyens.

« Toujours la peur, pensa le curé. Pour dominer un homme, faites en sorte qu’il ait peur. »

18

Les deux dames du village arrivèrent chez Berta peu avant neuf heures et la trouvèrent en train de tricoter dans son petit séjour.

— Ce soir, le village est différent, dit la vieille. Je n’arrête pas d’entendre des gens marcher dans la rue alors que d’habitude il n’y a personne.

— Ce sont les hommes qui se rendent sur la place, répondit la patronne de l’hôtel. Ils vont discuter de ce qu’il faut faire avec l’étranger.

— Je comprends. À mon avis, il n’y a pas grand-chose à discuter : il faut accepter sa proposition ou bien le laisser s’en aller dans deux jours.

— Jamais nous n’envisagerons d’accepter cette proposition, s’indigna la femme du maire.

— Pourquoi ? On m’a raconté que le curé aujourd’hui a fait un magnifique sermon : il a dit que le sacrifice d’un homme a sauvé l’humanité et que Dieu a accepté une insinuation de Satan qui L’a conduit à punir son serviteur le plus fidèle. Quel mal y aurait-il si les habitants de Bescos décidaient d’examiner la proposition de l’étranger comme… disons une affaire ?

— Vous ne parlez pas sérieusement.

— Je parle sérieusement. Vous voulez me faire marcher.

Les deux femmes faillirent se lever et s’en aller, mais c’était risqué.

— Et d’abord, que me vaut l’honneur de votre visite ? C’est la première fois.

— La demoiselle Prym, il y a deux jours, a dit qu’elle avait entendu hurler le loup maudit.

— Nous savons tous que le loup maudit est une mauvaise excuse du forgeron, dit la patronne de l’hôtel. Il a dû rencontrer dans la forêt une femme du village voisin, essayer de la mettre à mal, quelqu’un l’a corrigé et il est revenu avec cette histoire. Mais, par précaution, nous avons décidé de passer vous voir pour savoir si vous n’aviez pas de problème.

— Ici, tout va très bien. Regardez : je tricote un dessus-de-lit, même si je ne peux pas garantir que je vais le terminer. Qui sait si je ne vais pas mourir demain ? C’est possible.

Interloquées et soudain mal à l’aise, les deux visiteuses échangèrent un bref regard.

— Comme vous le savez, les vieilles personnes peuvent mourir subitement, enchaîna Berta. C’est comme ça.

Les deux femmes poussèrent un soupir de soulagement.

— Il est trop tôt pour que vous y pensiez.

— C’est possible, dit Berta. À chaque jour suffît sa peine, et demain est un autre jour. En tout cas, sachez que j’ai passé une grande partie de ma journée à penser à la mort.

— Vous aviez une raison particulière ?

— Non, à mon âge, c’est devenu une habitude.

La patronne de l’hôtel voulait changer de sujet, mais elle devait agir avec tact. En ce moment, la réunion sur la place avait sûrement déjà commencé, il était possible qu’elle ne dure pas très longtemps. Aussi se hâta-t-elle de dire :

— On finit par comprendre que la mort est inévitable. Et nous avons besoin d’apprendre à l’envisager avec sérénité, sagesse et résignation : souvent, elle nous soulage de souffrances inutiles.

— Vous avez bien raison, dit Berta. C’est ce que je me suis rabâché tout l’après-midi. Et vous savez ma conclusion ? J’ai peur, vraiment grand-peur de mourir. Je pense que mon heure n’est pas encore arrivée.

Sentant la tension monter, la femme du maire se rappela la discussion dans la sacristie à propos du terrain du cimetière : chacun s’exprimait sur le sujet tout en se référant à autre chose. Elle aurait bien voulu savoir comment se déroulait la réunion sur la place, quel était le plan du curé et comment allaient réagir les hommes de Bescos. À quoi bon parler plus franchement à Berta, du reste, parce que personne n’accepte d’être mis à mort sans réagir désespérément. Là résidait la difficulté : s’ils voulaient tuer cette femme, ils devraient découvrir une façon de le faire sans être obligés de recourir à des violences qui laisseraient des traces utilisables lors d’une enquête ultérieure.

Disparaître. Cette vieille devait tout simplement disparaître. Pas question d’enterrer son corps au cimetière ou de l’abandonner dans la forêt : dès que l’étranger aurait la preuve du crime qu’il avait proposé, ils devraient le brûler et disperser ses cendres dans la montagne.

— À quoi pensez-vous ? demanda Berta.

— À un bûcher, répondit la femme du maire. À un bûcher grandiose qui réchauffe nos corps et nos cœurs.

— Heureusement que nous ne sommes plus au Moyen Age : vous savez que certaines personnes pensent que je suis une sorcière ?

Impossible de mentir, sinon la vieille allait se méfier. Les deux acquiescèrent donc d’un signe de tête.

— Si nous étions au Moyen Age, on pourrait me brûler sans autre forme de procès : il suffirait que quelqu’un décide que je suis coupable de quelque chose.

« Que se passe-t-il ? pensa la patronne de l’hôtel. Est-ce que quelqu’un nous a trahis ? La femme du maire a-t-elle déjà rendu visite à Berta pour tout lui raconter ? Le curé s’est-il repenti et est-il venu se confesser à une pécheresse ? »

— Voilà, merci beaucoup pour la visite. Vous êtes rassurées : je vais bien, je suis en parfaite santé, disposée à faire tous les sacrifices possibles, y compris suivre ces régimes alimentaires stupides qui m’obligent à diminuer mon cholestérol. Autrement dit, j’ai envie de vivre encore très longtemps.

Berta se leva, ouvrit la porte et donna le bonsoir à ses visiteuses :

— Oui, je suis très contente que vous soyez venues. Maintenant je vais arrêter mon tricot et me mettre au lit. Mais je tiens à vous dire que je crois au loup maudit. Alors soyez vigilantes ! À la prochaine !

Et elle referma la porte.

— Elle est au courant, murmura la patronne de l’hôtel. Quelqu’un lui a raconté, vous avez remarqué comme sa voix était pleine d’ironie ? C’est clair : elle a compris que nous étions ici pour la surveiller.

— Elle ne peut pas savoir, dit la femme du maire, bien embarrassée. Personne ne serait assez fou pour tout lui raconter. A moins que…

— A moins que ?

— Qu’elle ne soit vraiment une sorcière. Vous vous rappelez, dans la sacristie, la bouffée d’air chaud qui s’est répandue ?

— Les fenêtres étaient fermées.

Un frisson d’inquiétude secoua les deux femmes – et des siècles de superstition refirent surface. Si Berta était vraiment une sorcière, sa mort, au lieu de sauver le village, serait le prélude de sa totale destruction.