C’est ce que disaient les légendes.
Berta éteignit la lumière et observa les deux femmes dans la rue par une fente de ses volets. Elle ne savait pas si elle devait rire, pleurer ou simplement accepter son destin. Elle n’avait qu’une certitude : elle avait été marquée pour mourir.
Son mari lui était apparu à la fin de l’après-midi et, à sa grande surprise, il était arrivé en compagnie de la grand-mère de la demoiselle Prym. Berta faillit céder à un petit accès de jalousie : que faisait-il avec cette femme ? Mais elle s’alarma en voyant une lueur d’inquiétude dans leur regard et sombra dans le désespoir quand, après lui avoir raconté ce qu’ils avaient entendu dans la sacristie, ils la pressèrent de fuir immédiatement.
— Vous plaisantez, j’espère ? rétorqua Berta. Fuir comment ? Mes pauvres jambes déjà ont bien du mal à me porter jusqu’à l’église, vous me voyez courir pour aller me réfugier je ne sais où ? Je vous en prie, redressez cette situation de là-haut dans les cieux, protégez-moi ! Quand même, pourquoi est-ce que je passe ma vie à prier tous les saints ?
C’était une situation bien plus compliquée qu’elle ne l’imaginait, lui expliquèrent-ils : le Bien et le Mal s’affrontaient sans fin et personne ne pouvait intervenir. Anges et démons, une fois de plus, étaient aux prises dans un de ces combats qui sauvent ou condamnent des régions entières pendant des périodes plus ou moins longues.
— Ça ne m’intéresse pas. Je n’ai rien pour me défendre. Ce combat ne me concerne pas. Je n’ai pas demandé à y participer.
Personne n’avait demandé. Tout avait commencé par une erreur de jugement d’un ange gardien, deux ans plus tôt. Deux femmes et une petite fille avaient été séquestrées, les deux femmes ne pouvaient échapper à la mort, mais la fillette devait être sauvée : elle serait la consolation de son père, lui redonnerait confiance dans la vie et lui permettrait de surmonter la terrible épreuve qu’il aurait subie. C’était un homme de bien et, quoiqu’il ait vécu des moments tragiques (personne ne savait pourquoi, les desseins de Dieu sont impénétrables), il finirait par se remettre de cette épreuve. La fillette grandirait avec le stigmate de la tragédie et, devenue adulte, elle userait de sa propre souffrance pour soulager celle d’autrui. Elle accomplirait une œuvre qui se refléterait partout dans le monde.
Telle était la perspective de prime abord. Au début, tout se passa comme prévu : la police envahit la cache des ravisseurs et ouvrit le feu, tuant les personnes marquées pour mourir ce jour-là. Soudain, l’ange gardien de la fillette lui fit un signe – comme Berta le savait, tous les enfants de trois ans voient leur ange gardien et causent avec lui à tout moment – pour lui demander d’aller s’adosser au mur. Mais la fillette ne comprit pas et s’approcha de l’ange pour écouter ce qu’il disait.
Les deux pas qu’elle fit lui furent fatals : elle tomba morte, touchée par une balle qui ne lui était pas destinée. À partir de là, les événements prirent un autre cours : ce qui devait se changer en une belle histoire de rédemption, comme c’était écrit, devint une lutte sans répit. Le démon entra en scène, exigea l’âme de cet homme – pleine de haine, de faiblesse, de désir de vengeance. Les anges firent front : c’était un homme bon, il avait été choisi pour aider sa fille à changer bien des choses en ce monde, même si sa profession n’était pas des plus recommandables.
Mais les arguments des anges restèrent sans écho. Peu à peu le démon prit possession de son âme jusqu’à la contrôler presque complètement.
— Presque complètement, dit Berta. Vous avez dit « presque »…
Ainsi donc il restait une lueur d’espoir, du moment qu’un des anges avait refusé de cesser le combat. Mais sa voix n’avait jamais été entendue avant la veille au soir, quand enfin, grâce à la demoiselle, on avait pu en recueillir un faible écho.
La grand-mère de Chantal expliqua que c’était pour cette raison qu’elle était là : s’il existait quelqu’un qui pouvait changer la situation, c’était bien sa petite-fille. Toutefois, le combat était plus féroce que jamais et une nouvelle fois l’ange de l’étranger avait été suffoqué par la présence du démon.
Berta essaya de calmer les deux fantômes dont elle percevait la fébrilité :
— Dites donc, vous, vous êtes morts, c’est moi qui devrais me faire du souci ! Vous ne pourriez pas aider Chantal à tout changer ?
Le démon de Chantal lui aussi était en train de gagner la bataille, répondirent-ils. Au moment où elle était dans la forêt, la grand-mère avait envoyé le loup maudit à sa recherche – oui, il existait vraiment, le forgeron disait la vérité. Chantal avait voulu éveiller la bonté de cet homme et elle y était parvenue. Mais, apparemment, leur conversation n’avait pu passer certaines limites, car c’étaient des personnalités trop fortes. Dès lors ne subsistait qu’un seul espoir : que Chantal ait vu ce qu’ils souhaitaient qu’elle voie. Ou plutôt, ils savaient qu’elle avait vu, et ce qu’ils voulaient, c’était qu’elle entende.
— Quoi ? demanda Berta.
Ils ne pouvaient pas donner d’explication : le contact avec les vivants avait des limites, certains démons étaient à l’affût de ce qu’ils disaient et ils pouvaient tout détraquer s’ils découvraient le plan avant la lettre. Mais ils garantissaient que c’était un cas très simple et, si Chantal était astucieuse – comme sa grand-mère le certifiait –, elle saurait contrôler la situation.
Berta se contenta de cette réponse : loin d’elle de demander une indiscrétion qui pouvait lui coûter la vie, même si elle aimait qu’on lui confie des secrets. Toutefois, un détail lui échappait et elle se tourna vers son mari :
— Tu m’as dit de rester ici, assise sur cette chaise, tout au long de ces années, à surveiller le village, car le mal pouvait y entrer. Tu m’as fait cette demande bien avant que l’ange ne commette une erreur et que la petite fille ne soit tuée. Pourquoi ?
Le mari répondit que, de toute façon, le mal passerait par Bescos, vu qu’il n’arrête jamais de rôder partout sur terre et qu’il aime prendre les hommes au dépourvu.
— Je ne suis pas convaincue.
Son mari non plus n’était pas convaincu, mais c’était la vérité. Il se peut que le duel entre le Bien et le Mal ne cesse pas une seule seconde dans le cœur de chaque homme, ce champ de bataille de tous les anges et démons qui lutteraient pied à pied pour gagner du terrain, durant des millénaires et des millénaires, jusqu’à ce que l’une des deux forces finisse par anéantir l’autre. Cependant, même s’il se trouvait déjà sur le plan spirituel, il y avait encore beaucoup de choses qu’il ignorait – du reste, beaucoup plus que sur la Terre.
— Bon, je suis un peu plus convaincue. Ne vous faites pas de souci : si je dois mourir, c’est que mon heure est venue.
Le mari et la grand-mère s’en allèrent, prétextant qu’ils devaient faire mieux comprendre à Chantal ce qu’elle avait vu. C’est à regret que Berta laissa partir son époux, un peu jalouse de cette vieille qui, en sa jeunesse, avait été l’une des femmes les plus courtisées de Bescos. Mais elle savait qu’il veillait sur elle et que son plus cher désir était de la voir vivre encore longtemps.
Continuant d’observer ce qui se passait au-dehors, elle pensa qu’il ne lui déplairait pas de continuer un certain temps à contempler les montagnes, observer les éternels conflits entre les hommes et les femmes, les arbres et le vent, les anges et les démons.
Elle décida d’aller se coucher, certaine que la demoiselle Pryin finirait par comprendre le message, même si elle n’avait pas le don de converser avec des esprits.
« Demain, je vais prendre une laine d’une autre couleur pour mon tricot », se dit-elle avant de s’endormir.