— Vous vous trompez. Je sais que je vis au paradis, j’ai déjà lu la Bible et je ne vais pas commettre la même erreur qu’Ève, qui ne s’est pas contentée de ce qu’elle avait.
Bien sûr que ce n’était pas vrai. Maintenant elle commençait à être préoccupée : et si l’étranger se désintéressait d’elle et s’en allait ? A vrai dire, elle avait elle-même tissé la toile et provoqué leur rencontre dans la forêt. Elle s’était placée à l’endroit stratégique par où il passerait à son retour, de façon à avoir quelqu’un avec qui bavarder, peut-être encore une promesse à entendre, quelques jours à rêver d’un possible nouvel amour et d’un voyage sans retour très loin de sa vallée natale. Son cœur avait déjà été blessé plusieurs fois, mais malgré tout elle continuait de croire qu’elle rencontrerait l’homme de sa vie. Au début, elle avait voulu le choisir, mais maintenant elle sentait que le temps passait très vite et elle était prête à quitter Bescos avec le premier homme qui serait disposé à l’emmener, même si elle n’éprouvait rien pour lui. Certainement elle apprendrait à l’aimer – l’amour aussi était une question de temps.
L’homme interrompit ses pensées :
— C’est exactement cela que je veux savoir. Si nous vivons au paradis ou en enfer.
Très bien, il tombait dans le piège.
— Au paradis. Mais celui qui vit trop longtemps dans un endroit parfait finit par s’ennuyer.
Elle avait lancé le premier appât. En d’autres termes, elle avait dit : « Je suis libre, je suis disponible. » Lui, sa prochaine question serait : « Comme vous ? »
— Comme vous ? demanda l’étranger.
Elle devait être prudente – qui a grand-soif ne court pas à la fontaine. Sinon, il pourrait s’effaroucher.
— Je ne sais pas. Tantôt je pense que oui, tantôt je me dis que mon destin est ici et que je ne saurais vivre loin de Bescos.
Deuxième étape : feindre l’indifférence.
— Bon, puisque vous ne me racontez rien sur l’or que vous m’avez montré, merci pour la promenade. Je retourne à ma rivière et à mon livre.
— Attendez !
L’homme avait mordu à l’appât.
— Bien sûr que je vais vous expliquer pourquoi cet or se trouve là. Sinon, pourquoi vous aurais-je amenée jusqu’ici ?
Sexe, argent, pouvoir, promesses… Mais Chantal arbora la mine de quelqu’un qui attend une surprenante révélation. Les hommes éprouvent un étrange plaisir à se sentir supérieurs, ils ignorent que la plupart du temps ils se comportent de façon totalement prévisible.
— Vous devez avoir une grande expérience de la vie, vous pouvez m’apprendre beaucoup.
Parfait. Relâcher un peu la tension, faire un petit compliment pour ne pas effrayer la proie, c’est une règle importante.
— Néanmoins, vous avez la très mauvaise habitude, au lieu de répondre à une simple question, de faire de longs sermons sur les promesses ou la façon d’agir dans la vie. Je resterai avec grand plaisir si vous répondez aux questions que je vous ai déjà posées : Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous faites ici ?
L’étranger détourna son regard des montagnes et le posa sur la jeune femme en face de lui. Il avait affronté pendant des années toutes sortes d’êtres humains et il savait – presque sûrement – ce qu’elle pensait. Certainement elle croyait qu’il lui avait montré l’or pour l’impressionner par sa richesse. De même, elle essayait de l’impressionner par sa jeunesse et son indifférence.
— Qui suis-je ? Eh bien, disons que je suis un homme qui cherche une vérité. J’ai fini par la trouver en théorie, mais jamais je ne l’ai mise en pratique.
— Quelle sorte de vérité ?
— Sur la nature de l’homme. J’ai découvert que, si nous avons le malheur d’être tentés, nous finissons par succomber. Selon les circonstances, tous les êtres humains sont disposés à faire le mal.
— Je pense…
— Il ne s’agit pas de ce que vous pensez, ni de ce que je pense, ni de ce que nous voulons croire, mais de découvrir si ma théorie est valable. Vous voulez savoir qui je suis ? Je suis un industriel très riche, très célèbre. J’ai été à la tête de milliers d’employés, j’ai été dur quand il le fallait, bon quand je le jugeais nécessaire. Quelqu’un qui a vécu des situations dont les gens n’imaginent même pas l’existence et qui a cherché, au-delà de toute limite, aussi bien le plaisir que la connaissance. Un homme qui a connu le paradis alors qu’il se considérait enchaîné à l’enfer de la famille et de la routine. Et qui a connu l’enfer dès qu’il a pu jouir du paradis de la liberté totale. Voilà qui je suis, un homme qui a été bon et méchant toute sa vie, peut-être la personne la plus apte à répondre à la question que je me pose sur l’essence de l’être humain – et voilà pourquoi je suis ici. Je sais ce que vous voulez maintenant savoir.
Chantal sentit qu’elle perdait du terrain. Il fallait se reprendre rapidement.
— Vous pensez que je vais vous demander : Pourquoi m’avez-vous montré l’or ? En réalité, ce que je veux vraiment savoir, c’est pourquoi un industriel riche et célèbre vient à Bescos chercher une réponse qu’il peut trouver dans des livres, des universités ou tout simplement en consultant un philosophe renommé.
La sagacité de la jeune fille eut l’heur de plaire à l’étranger. Bien, il avait choisi la personne idoine – comme toujours.
— Je suis venu à Bescos avec un projet précis. Il y a longtemps, j’ai vu une pièce de théâtre d’un auteur qui s’appelle Dürrenmatt, vous devez le connaître…
Ce sous-entendu était une simple provocation. Cette jeune fille n’avait sûrement jamais entendu parler de Dürrenmatt et maintenant elle allait afficher de nouveau un air détaché comme si elle savait de qui il s’agissait.
— Continuez, dit Chantal, se comportant exactement comme l’étranger l’avait imaginé.
— Je suis content que vous le connaissiez, mais permettez-moi de vous rappeler de quelle pièce de théâtre je parle.
Et il pesa bien ses mots, son propos manifestait moins du cynisme que la fermeté de celui qui savait qu’elle mentait implicitement.
— Une femme revient dans une ville, après avoir fait fortune, uniquement pour humilier et détruire l’homme qui l’a rejetée quand elle était jeune. Toute sa vie, son mariage, sa réussite financière n’ont été motivés que par le désir de se venger de son premier amour.
« J’ai alors forgé mon propre jeu : me rendre dans un endroit écarté du monde, où tous contemplent la vie avec amour, paix, compassion, et voir si je réussis à leur faire enfreindre certains des commandements essentiels.
Chantal détourna son visage et regarda les montagnes. Elle savait que l’étranger s’était rendu compte qu’elle ne connaissait pas cet écrivain et maintenant elle avait peur qu’il l’interroge sur les commandements essentiels. Elle n’avait jamais été très dévote, elle n’avait aucune idée sur ce sujet.
— Dans ce village, tous sont honnêtes, à commencer par vous, poursuivit l’étranger. Je vous ai montré un lingot d’or qui vous donnerait l’indépendance nécessaire pour vous en aller parcourir le monde, faire ce dont rêvent toujours les jeunes filles dans les petites bourgades isolées. Le lingot va rester là. Vous savez qu’il est à moi, mais vous pourrez le voler si vous en avez l’envie. Et alors vous enfreindrez un commandement essentiel : « Tu ne voleras pas. »
La jeune fille cessa de regarder la montagne et fixa l’étranger.
— Quant aux dix autres lingots, ils suffiraient à ce que tous les habitants du village n’aient plus besoin de travailler le restant de leurs jours, ajouta-t-il. Je ne vous ai pas demandé de les recouvrir car je vais les déplacer dans un lieu connu de moi seul. Je veux que, à votre retour au village, vous disiez que vous les avez vus et que je suis disposé à les remettre aux habitants de Bescos s’ils font ce qu’ils n’ont jamais envisagé de faire.