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— Suzanne, dit-elle, gravement. C’était le nom de ma grand-mère. Et vous ?

— Balthazar, ricana-t-il. Vous vous rendez compte ? Balthazar ! Mes parents devaient être drôlement bourrés, le jour où ils m’ont baptisé.

— C’est un joli nom.

— C’est un joli nom, lorsqu’on ne le porte pas.

— Ça dépend des goûts. Moi, il ne me déplaît pas.

— C’est vrai ?

C’était presque un cri d’espoir. Mais il se rendit compte brusquement du ridicule de l’histoire.

— On peut se voir, ce soir ?

Elle hésita…

— Je finis très tard, vous savez !

— À quelle heure ?

— On ferme à deux heures. Mais avant que j’aie fini, ça fait au moins trois heures.

— Je vous attendrai, promit Balthazar.

Et il se dirigea vers les toilettes.

En sortant, il se trouva nez à nez avec elle. Elle venait de la cuisine et elle apportait un sandwich à un client. Il la saisit par la taille et la serra contre lui. Ses lèvres frôlèrent les siennes.

— Toi ! gémit-elle, toi ! Pourquoi ne t’ai-je pas rencontré plus tôt ?

Balthazar paya et sortit après lui avoir fixé un rendez-vous dans un bar voisin ouvert toute la nuit.

— Le coup de foudre, pensait-il, satisfait, en évoquant Suzanne…

On a toujours des illusions.

Heureusement.

X

L’attrait du plaisir est tel que la pluie la plus glacée n’épouvante personne. Sur le boulevard de Clichy, les trottoirs étaient noirs de monde. Les gens, pour la plupart, faisaient la queue devant les cinémas, s’attardaient à la porte des cabarets ou se réfugiaient à la kermesse. D’autres entraient dans les cafés grouillant d’une foule humide qui sentait trop fort le parfum à bon marché. Sur les visages, on lisait la fatigue malsaine du dimanche et les vêtements trop neufs faisaient des poches aux genoux.

Gisèle marchait vite. Elle dépassait les flâneurs qui allaient dans la même direction qu’elle, ce qui fait qu’elle avait l’impression d’être seule à remonter un véritable raz de marée humain, bruyant de rires, d’appels, strié de coups de klaxon rageurs.

Les cris des portiers des établissements de nuit couvraient ce murmure, montaient à l’assaut des néons et des réverbères, s’insinuaient dans l’atmosphère chaude, violemment éclairée des bars.

Gisèle ne prêtait à cela aucune attention. Le cafard l’accablait. En d’autres temps, elle avait toujours regardé avec curiosité ce spectacle fourmillant, ces gens qui voulaient s’amuser à tout prix, malgré la pluie, malgré l’hiver et malgré les lendemains qui étaient loin de chanter, oh oui ! les lendemains qui étaient le boulot, le patron, l’usine et le métro de cinq heures du matin.

Mais ce soir, rien ne l’intéressait. Quelque chose de cruel lui tordait le cœur. Ça ressemblait à une bête qui lui rongerait les poumons, monterait parfois à la gorge pour reprendre ensuite son affreux repas. Par moments, elle était plus calme, cette satanée bestiole, mais brusquement la douleur revenait, lancinante, aiguë au point que les yeux de la fille se mouillaient.

Elle n’avait pas froid, elle n’avait pas faim, tout lui était indifférent. Si seulement elle avait eu sommeil ! Parlez-moi de ça, le sommeil, pour ceux qui ont le bourdon ! On rentre dans sa carrée comme une bête traquée et malade, on se couche et on s’endort. Et, tout à coup, la vie change… On retrouve les dimanches de printemps, sur les bords de la Marne, les champs de blé qui se balancent sous le vent tiède. La rue, la nuit, le froid et la haine, tout ça c’est fini, ça ne vous concerne plus. On ne sait même pas que la douleur existe.

Des fois, aussi, on tombe brusquement dans un abîme noir qui ressemble à la mort comme son propre frère. Et ça fait toujours quelques heures de gagnées sur le Destin. Bien sûr, tout recommence le lendemain, mais déjà le présent cruel commence à être le passé. La douleur perd pied et s’éloigne. Et on est de nouveau prêt à souffrir pour d’autres êtres qu’on ne connaissait pas il y a un mois.

Mais Gisèle ne pensait pas à ça. Elle ne songeait qu’à la bête ignoble qui la rongeait. Elle essayait de réagir en se disant que peut-être tout n’était pas perdu, mais elle n’arrivait pas à se persuader.

Balthazar était bel et bien en train de la plaquer. Quand elle l’avait connu, c’était un garçon très différent. Il était optimiste, voire jovial et très amoureux. Ils avaient passé des nuits entières à courir les bals et tous les endroits où l’on s’amuse. Un soir, naturellement, elle avait bien fini par être sa maîtresse.

Elle n’était pas pucelle, ça non. Une fille qui vit seule à Paris, c’est bien rare, à vingt-six ans, qu’elle ait encore sa vertu. Elle avait déjà eu quelques aventures. Elle se souvenait de son initiation comme d’un cauchemar. Elle avait rencontré le type dans le métro, ils s’étaient revus le lendemain et, un samedi après-midi, il l’avait amenée chez lui. Le coup classique de la garçonnière, quoi, avec bouteille de porto, roses rouges, lumières tamisées et souffles de musique.

Il n’avait même pas pris la peine de la déshabiller, sans doute parce qu’il avait vu qu’elle s’effarouchait facilement. Et elle, elle n’avait pas compris pourquoi elle avait ouvert les genoux et mis ses bras autour du cou du type. Il fallait qu’elle ait été drôlement naïve, à cette époque-là ! Elle n’avait compris ce qui lui arrivait que lorsqu’elle avait senti, soudain, que l’homme la pénétrait. Il était en elle, s’agitait et soufflait à son oreille.

Elle n’éprouvait aucun plaisir ; à peine, au contraire, une légère brûlure.

Elle n’aurait peut-être pas réagi si elle n’avait vu le visage crispé de l’homme penché sur elle. Elle avait essayé de lutter, mais l’homme était trop fort. Tout à coup, il avait poussé une sorte de gémissement et elle avait senti qu’il prenait son plaisir.

Elle était partie comme un automate, aussitôt après. Le type avait bien essayé de la retenir, mais sans conviction.

Et puis, ma foi, elle en avait connu d’autres et le plaisir était venu. Mais jamais elle n’avait éprouvé autant d’émotion qu’avec Balthazar, sans doute parce qu’elle l’aimait, lui. Il était l’homme de sa vie, son homme, son mâle.

Et maintenant, c’était fini. Il était devenu comme les autres, indifférent, nerveux. C’était arrivé brusquement. C’était un garçon épatant, il y avait seulement huit jours. Et voilà qu’il se mettait à boire et qu’il ne voulait plus la recevoir, même pas passer une nuit entière avec elle. S’il s’endormait sur son épaule, il avait des cauchemars, il parlait, il racontait des histoires sans queue ni tête. Une fois, il s’était réveillé en hurlant.

Ça devait être l’alcool qui le rendait comme ça. Gisèle connaissait, dans le quartier où elle était née, place des Fêtes, des gars que la boisson avait rendus enragés. Balthazar, peut-être qu’il était ainsi ? Mais pourquoi, mon Dieu, s’était-il mis à boire ? Bien sûr, ce n’est jamais marrant, pour un homme, d’être sans boulot, et certains étaient arrivés à l’assommoir à cause de ça. Qu’est-ce que vous voulez que fasse un type sans travail ? Il court les bistrots. C’est comme ça que commence l’intoxication.

Quand elle raisonnait ainsi, toute sa tendresse pour Balthazar revenait. Mais elle ne pouvait empêcher la jalousie de lui murmurer des histoires à l’oreille. Pourquoi ne voulait-il pas l’emmener chez lui ? Elle était sûre qu’il y avait là-bas une autre femme. Ça ne pouvait pas s’expliquer autrement.

Naturellement, elle n’était pas si bête que d’aller faire un tour à Levallois pour savoir ce qui s’y passait. Elle était plus fîère que ça ! Elle n’était pas de ces femelles qui courent après un homme. Elle laissait ça aux filles du trottoir.