Le raisonnement classique de la poupée abandonnée, quoi. Mais au fond d’elle-même, la curiosité aidant, elle se rendait compte qu’un jour, sous n’importe quel prétexte, elle irait faire sa petite enquête.
Elle croisa des jeunes gens qui l’interpellèrent et lui barrèrent la route. Elle s’arrêta et les regarda avec une telle férocité qu’ils bredouillèrent des excuses et s’en furent en silence, tout à coup calmés. Ils ne recommencèrent à rire que beaucoup plus loin.
Trois filles qui s’abritaient de la pluie sous un porche la regardèrent avec le mépris qu’éprouvent les turfs à l’égard des femmes honnêtes. Plus loin, elle se trouva nez à nez, dans la foule, avec deux flics des mœurs qui ne lui accordèrent aucune attention.
Tout semblait parfaitement anodin. Rien n’avait d’importance que ce cancer qui lui rongeait le cœur et cette perpétuelle pluie de décembre. Elle ne savait pas que le Destin, à nouveau, se mettait en marche. Elle l’avait croisé tout à l’heure, à la hauteur du Moulin de la Chanson. Il avait aussitôt tourné les talons.
Et maintenant, il marchait derrière elle, à travers la foule et le froid. C’était un type d’environ trente-cinq ans, beaucoup trop beau pour être honnête.
Il avait les allures souples d’un fauve en chasse et ses yeux ne quittaient pas la croupe de Gisèle. Et, comme les fauves, il était patient, il attendrait le temps qu’il faudrait et la suivrait n’importe où, au diable vauvert. Il avait l’habitude de ce genre de sport et il savait que la ténacité est généralement récompensée. C’était un de ces types dont la vie semble tout entière remplie par l’affût à la femelle. Depuis près de vingt ans qu’il jouait le jeu, il en connaissait les règles et les secrets.
Pourtant lui non plus ne savait pas que le Destin venait de le choisir, de se glisser sournoisement en lui et de lui dicter des gestes en apparence innocents, mais qui étaient les rouages d’une diabolique machine.
Ce n’était pas seulement le destin de la fille, qui se jouait, mais également le sien propre.
La pluie continuait toujours, comme un présage.
XI
Gisèle se rendit soudain compte qu’il faisait vraiment froid, ce qui était bon signe. Ça prouvait que l’instinct reprenait le dessus et que tout n’était pas fichu.
De la musique sourdait d’une brasserie. Elle s’arrêta un instant et regarda à travers les glaces embuées. La salle était pleine à craquer. Il y avait des gens qui soupaient et, au fond, sur une scène dérisoire, un type s’efforçait d’égayer la foule. Il y parvenait sans doute fort bien, mais vu de la rue, il ressemblait à un pantin hystérique.
Gisèle poussa la porte. Elle n’était pas riche. Sa vie était une véritable tapisserie d’économies et de petites combines pour joindre les deux bouts. Mais ce soir tant pis, ce n’était pas un soir comme les autres et elle se sentait trop seule.
Et puis il faisait froid et la pluie devenait plus forte. Instinctivement, elle essayait de trouver un peu de chaleur auprès de ces gens que la joie illuminait.
Elle se faufila entre les tables, timidement. Pour trouver une place, ce fut coton. Tout était pris. Mais finalement, elle dénicha une demi-table. C’est-à-dire qu’on lui permit de s’installer dans un coin qu’un couple occupait déjà.
Elle colla son dos contre la moleskine et frissonna. Puis la chaleur l’envahit, tout à coup. De sa place, elle pouvait voir tout le spectacle. Sur la scène, un nouveau chanteur faisait des grâces. C’était un gars que personne ne connaissait, mais qui faisait suivre son nom de la mention « de la Radio ». Ça n’offensait personne, ça lui faisait plaisir et ça intéressait le public qui n’avait pas, ainsi, l’impression d’avoir affaire à une cloche.
Devant Gisèle une chaise restait libre. Le vieux couple, obligeamment, s’était serré pour lui faire un peu de place et là, à côté de ces braves gens, elle se sentait en sécurité.
Un type ruisselant entra, quitta ses gants, regarda autour de lui et s’engagea dans la travée.
Elle le regardait venir. C’était bizarre. Elle avait la conviction que ce type, elle l’avait déjà vu quelque part, mais elle n’arrivait pas à savoir où. Tout ce dont elle se souvenait c’est que la première fois qu’elle l’avait rencontré, il lui avait paru antipathique et maintenant cette impression se solidifiait.
Et pourtant il avait une bonne tête, des traits pas tellement réguliers peut-être, mais il était balancé comme un athlète et il avait une laideur qui plaisait.
Malheureusement, René, le lieutenant de Scipioni, avait gardé de ses multiples séjours dans les maisons de l’administration pénitentiaire des manières cauteleuses, sournoises et le regard mobile de l’homme trop longtemps traqué.
Il parcourut la travée sans la quitter des yeux. Elle n’écoutait même pas le chanteur. Ce mec était salement inquiétant et elle le connaissait, elle était sûre qu’elle le connaissait. Elle comprit soudain qu’elle l’avait rencontré en compagnie de Balthazar, un beau soir. Et maintenant, elle se souvenait de tous les détails de la soirée. Elle se rappelait qu’il avait une voix trop fluide et des mots d’argot qu’elle ne comprenait pas. Il était penché vers Balthazar et il lui racontait des histoires où il était question de gaffes, de prévôts et de bourres. Il disait qu’il avait un condé sur une affaire toute cuite, mais qu’il fallait être plusieurs dans le coup et amener sa seringue.
Elle n’avait rien compris. Pourtant, l’argot, elle en connaissait un bout. Elle était née dans un coin où c’est comme qui dirait la langue diplomatique. Mais lui, Balthazar, il avait tout de suite compris et il avait dit oui.
Le type n’avait pas insisté. Il s’était levé et avait serré la main à tout le monde. Au revoir ! Et bon vent ! Gisèle était sûre que ce garçon était le mauvais génie de Balthazar.
René l’avait tout de suite reconnue.
Il hésita, se demandant s’il allait l’aborder. Cette souris, il l’avait aperçue une seule fois, avec Balthazar, mais quand on a travaillé dans la remonte, on sait reconnaître une fille dix ans après. C’est un métier qui nécessite de la mémoire.
Peut-être, cette fois-là, était-ce accidentel, mais peut-être aussi qu’elle avait rendez-vous avec Balthazar. En tout cas, ça vidait la peine de tenter le paquet, peut-être qu’il arriverait de cette manière à avoir des tuyaux sur ce salopard.
Évidemment, la poule pouvait être au courant et se tenir peinarde, mais ça l’aurait étonné, lui, René. Il connaissait bien Balthazar. Il avait travaillé avec lui et il savait que ce n’était pas un gars à faire des confidences aux femmes. Il se méfiait trop. Donc, si la pépée n’était pas affranchie du coup, avec un peu de baratin, elle arriverait à lâcher le morceau sans même s’en rendre compte.
René s’approcha de la table, saisit le dossier de la chaise, à tout hasard et s’inclina.
— Bonsoir, fit-il, avec un sourire trop doré. Vous ne me reconnaissez pas ?
— Je ne vous ai jamais vu, mentit Gisèle.
Elle était venue là pour être seule et tranquille, elle ne tenait pas à ce que ce peau-rouge vienne lui gâter sa soirée ou lui faire du rentre-dedans.
— Vous m’avez oublié, ce n’est pas gentil, répondit René.
Peu à peu, hypocritement, il tirait la chaise vers lui, prêt à poser ses fesses dessus au moindre signe de faiblesse de Gisèle.
— Je suis un ami de Balthazar.
— Et moi de Charlemagne. Laissez-moi tranquille.
— Vous permettez, monsieur ? fit une voix.
Gisèle leva les yeux. Un grand gaillard d’environ trente-cinq ans se tenait debout à côté de René. Lui aussi avait posé sa main sur le dossier de la chaise.