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Ce n’est pas le cas dans l’entourage de Balthazar, le héros du Demi-sel, roman auquel je reviens — car il ne faut pas oublier que j’essaye d’en écrire la préface, à la demande de jeunes gens téméraires, et impitoyables envers le troisième âge.

Le roman se déroule dans une atmosphère d’humidité visqueuse où même la lumière que peut projeter sur le trottoir luisant la porte entrebâillée d’un bar est froide et de mauvais aloi. Des frissons parcourent les chapitres, comme des frissons courent le long de l’échine du principal personnage. La moiteur de ses paumes se communique à nos doigts tournant la page.

Un moment, nous avons le faible espoir de voir changer le cours des événements. C’est lorsque, dans le fameux bistrot arabe, la porte livre passage à une jeune femme qui vient de la nuit. Et quelque chose dans la typographie, l’emploi de l’italique, comme un trémolo à l’orchestre, souligne ce qui pourrait être un départ vers le salut.

Mais c’était un « collage ». C’était un leurre. Cela fait partie de la méthode de travail d’Héléna. L’espoir un instant suscité disparaît sous les coups de revolver provoqués par la présence de la fille.

Comme fait le plongeur qui veut remonter à la surface, André Héléna, d’un violent coup de talon en pleine flaque de sang, fait rebondir le roman jusqu’à sa conclusion. Qui est la mort de tous, Balthazar y compris.

André Héléna a écrit là un roman qui méritait d’être exhumé, pour rester dans le vocabulaire macabre. Je lui souhaite — pour si belle que soit la jambe que ça lui fasse — les lecteurs qu’il n’a pas eus de son vivant.

✴ ✴ ✴

Je terminerai en me posant une petite question personnelle. Un des truands persécuteurs de Balthazar — et peu sympathique — s’appelle Nestor. Où diable, mon cher Héléna, es-tu allé pêcher ce prénom ? Nestor !.. hum…

Je te salue, vieux frère.

Léo Malet
(Romancier)

I

Balthazar écarta légèrement le rideau de tulle de sa fenêtre. En bas, de l’autre côté de la rue Victor-Hugo, le type faisait toujours les cent pas. Il était grand et maigre, plutôt jeune et parfaitement anonyme. Personne en le croisant, n’aurait prêté attention à cette silhouette neutre. Ce pouvait aussi bien être un amoureux attendant une jeune fille qu’un monsieur qui avait rendez-vous avec un copain pour aller faire la traditionnelle belote.

Il était six heures du soir ; la nuit, maintenant était complètement tombée, et tout cela n’avait rien d’extraordinaire pour le passant.

Pour Balthazar, c’était autre chose. Il savait, lui, que l’homme était là depuis neuf heures du matin au moins. Lorsqu’il avait voulu descendre pour aller rejoindre Gisèle et qu’il avait regardé par la fenêtre, par habitude, comme tous les matins depuis cette sale Histoire, il l’avait aperçu.

Il avait attendu un moment, essayant de se persuader que l’homme était là par hasard, qu’il attendait une fille ou un camarade, ou un autobus. Mais depuis neuf heures du matin il était passé des centaines de filles — ce n’est pas ce qui manque à Levallois —, des centaines de jeunes gens, et presque autant d’autobus. L’homme était toujours là.

Cette fois, Balthazar avait compris que la partie s’engageait. Et malheureusement, elle s’engageait mal. Comment, diable, ces salauds-là avaient-ils réussi à avoir son adresse ? C’est grand, Levallois, et c’est vague, Balthazar. Pour retrouver un type qui s’appelle Balthazar et dont on ne connaît rien, pas même le nom de famille, dans un bled pareil, c’est plutôt coton.

Ce n’était pas un flic. D’abord, les flics, dans ce genre d’affaires, ils sont toujours deux, ils ne s’aventurent pas seuls, c’est trop risqué, et d’ailleurs, c’est interdit. En outre, un flic, il n’aurait pas hésité. Il aurait grimpé l’escalier, frappé à la porte et, une main sur son revolver, il aurait exhibé sa carte. À partir de ce moment-là, tout serait allé à la fois très vite et très lentement et, à cette heure-ci, Balthazar serait au Dépôt, en train de méditer sur les inconvénients que présentent certaines fréquentations.

Lui, de toute manière, il savait ce qui l’attendait. Ça faisait des jours qu’il le savait, et parfois, la nuit, il se réveillait, couvert de sueur, le cœur serré par une frousse affreuse. Le reste du temps, terré dans son lit, il le passait à essayer d’oublier son cauchemar et à calmer ce tremblement qui le secouait de la tête aux pieds. Mais rien à faire ! Il ne pouvait pas ne pas évoquer les pas lourds dans l’escalier, le poing qui heurte la porte et la voix rude qui crie : Police !

Rien à faire. Rien. Cette histoire l’avait marqué comme un fer rouge. Il n’aurait jamais pensé que c’était à la fois si facile et si compliqué de tuer un homme. Si facile parce qu’il suffit d’un rien, d’un tout petit geste sans importance, un doigt qui se crispe sur un petit bout de métal, et ça y est. La mort vole à travers la pièce, avec un sifflement de reptile.

Si compliqué parce que la bagarre commence vraiment une fois que le type est étendu dans son sang, au milieu de la pièce. C’est à ce moment-là qu’interviennent les anges des ténèbres, ceux qui viennent la nuit chuchoter des menaces à votre oreille, ceux qui mettent constamment, devant vos yeux, l’image du mort, ridicule et néfaste, avec ses jambes écartées, ses mains plaquées sur son visage, et ses yeux grands ouverts.

Les premiers temps, lorsque Gisèle venait coucher avec lui, il la trouvait parfois, en se réveillant, penchée sur lui, inquiète.

— Tu es malade, chéri ?

Tu parles ! malade de frousse, oui ! d’une énorme frousse rentrée qu’il ne pouvait confier à personne. Il portait la peur en lui comme d’autres une hérédité alcoolique, elle était toujours présente et, à certains moments, agissante. Elle l’amenait à commettre des actes inexplicables, à laisser échapper des mots qu’il ne reconnaissait pas, comme si quelqu’un d’autre les avait dits à sa place. Il en était arrivé à avoir même peur de Gisèle. Il avait peur surtout de ce qu’il pouvait dire en songe, lorsqu’elle couchait avec lui. Il faut se méfier de son subconscient. C’est un ennemi qu’on porte en soi. Il fait parfois, pour son propre compte, des confidences, laisse échapper certains aveux. Il y a des tas de gars, comme ça, qui en savent quelque chose.

Et maintenant, bien sûr, ça ne marchait plus du tout avec Gisèle. Elle ne comprenait pas qu’il ne la veuille plus dans son lit et qu’il demeure silencieux et prostré lorsqu’il était avec elle. Ou alors il riait aux éclats et l’entraînait dans des courses extravagantes. Elle en était arrivée tout naturellement à cette conclusion, d’abord qu’il la trompait, ensuite qu’il s’était mis à boire.

Pourtant, jamais il ne l’avait autant aimée. Elle était le seul lien qui lui restât avec ce monde de salopards, elle était le seul être sur l’épaule duquel il puisse appuyer sa tête. À ces moments-là, on aurait dit qu’elle comprenait. Elle passait doucement sa main dans ses cheveux, sans mot dire, comme sa mère le faisait autrefois. Autrefois ! Il y avait combien de siècles ?

Balthazar revint à la fenêtre, écarta à nouveau le rideau. La nuit maintenant était complètement tombée et le type était toujours là. Il y avait passé la journée, ce fumier. À peine si, à midi, un de ses copains l’avait remplacé pour lui permettre d’aller casser la croûte.